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OK boomer, c’était mieux avant ?

Je trouve, enfouie dans les giga-octets de mon ordinateur, cette page que j’ai enregistrée durant le premier confinement :
« Il est naturel, disait Thomas Mann, qu’un homme d’un certain âge considère son époque avec humeur. Le dégoût de la vie l’emporte, chez certains, à mesure que celle-ci raccourcit. Puisqu’elle leur fait l’affront de les quitter, ils la piétinent. Ils vont quitter la scène, ils décrètent l’aventure humaine finie, leur temps méprisable, leurs successeurs incultes et sots.  »
Quel monde allons-nous laisser à nos enfants ? demande la sagesse populaire. «  Quels enfants allons-nous laisser au monde de demain ?  » rétorque Jaime Semprun.
La vieillesse tombe souvent dans le double piège du radotage et de l’exécration. Le grincheux, le ronchon, le scrogneugneu sont tapis en chacun de nous, prêts à donner de la voix aux moindres déconvenues. Montaigne appelait ces maladies « les rides de l’âme », « Ne se voient point d’âmes ou fort rares qui, en vieillissant, ne sentent à l’aigre et au moisi.  » (Les Essais, chap. III Livre 2) De qui sont ces lignes et cette citation ? Je n’en sais plus rien. Peut-être de Denis Tillinac, ou de Jean Guitton que je lisais alors. Le « sgrogneugneu » leur ressemble. Mais qu’importe : je suis d’accord avec ces remarques, et avec leur contraire aussi, du reste. Et je me suis dit, voilà un passage qui plaira à A. - ma petite fille.

Car au printemps dernier, revenant en voiture de Lyon avec elle, à propos de je ne sais quel comportement des « jeunes d’aujourd’hui » (en français dans le texte) que je stigmatisais comme de juste, A. me dit : «  OK Boomer, bientôt tu vas dire que c’était mieux avant ! » Je pense cela bien entendu, mais je pense aussi fortement le contraire, tout aussi bien entendu.
Arrivé à Arradon, je me rue - en douce pour cacher mon ignorance - sur internet et cherche la signification de « OK Boomer ». J’apprends que c’est un mouvement d’humeur d’une présentatrice de TV australienne qui s’en prenait ainsi à cette génération du Baby boom responsable, paraît-il, de la dégradation actuelle de la Planète, de l’individualisme forcené, du libéralisme outrancier, bref du supposé désastre cataclysmique dont pâtit l’innocente génération actuelle. Et que de là, le sens commun avait naturellement glissé vers quelque chose comme : « Cause toujours, Papé, tu as fait ton temps !  »

Venant ainsi de remettre à niveau ma connaissance de ma bien-aimée langue française, je me suis dit que je me devais de réagir avec une extrême vigueur, d’autant que la demoiselle, possédant des neurones aussi bien ajustés et affûtés que les miens, j’estime qu’elle peut supporter sans dommage la salve d’artillerie de gros calibre que je médite de lui servir en dix pages si l’inspiration me suit.

Je viens d’un monde qui n’existe plus et dont vous n’avez pas idée…
Je suis né en 1942, en pleine guerre, dans cette zone libre (Nîmes) qui allait être occupée dix mois plus tard et j’ai vécu les dix premières années de mon existence dans un bourg des Pyrénées - Nay - où mon père avait une usine de meubles plus que branlante. Les restrictions étaient sévères, on ne pouvait s’approvisionner qu’avec les tickets qui limitaient au minimum vital tous les achats de première nécessité, le superflu ayant totalement disparu. La première plaque de beurre que nous avons entamée, j’avais six ans, la première tartine de « pain blanc » que j’ai mangé, c’était en juillet 1950, j’avais 8 ans je m’en souviens encore. Ma première orange, en décembre 1951, j’avais 9 ans, ce fut le cadeau de Noël de mon école communale à chaque élève et ma mère dut nous montrer comment les éplucher. Le premier yaourt, en 1949 ; en 1950, le sucre était revenu et c’était notre goûter : deux carrés sur la tranche de pain… Le froid était terrible, car on vivait en contact direct avec lui. Le chauffage était inexistant, on passait l’hiver dans la cuisine chauffée seulement par la cuisinière à charbon et à bûches que Papa allumait chaque matin. Le soir, il faisait une petite flambée dans la cheminée de la salle à manger et avec les braises il en garnissait la bassinoire de cuivre qu’il passait entre les draps pour chauffer nos lits. Les pull-overs, les chaussettes étaient tous tricotés par ma mère et ma grand-mère. Comme il n’y avait pas de laine, elles dé-tricotaient les pulls et les chaussettes de l’avant-guerre et ces dames en faisaient des neufs avec les vieux. Si bien que pendant cinq ou six ans, nos affaires furent faites avec la même laine de 1939 qui servait et resservait éternellement. Bien sûr, elle peluchait, elle n’avait plus de couleur : les pulls et les chaussettes étaient uniformément caca d’oie… Le soir, ces dames prenaient nos chaussettes, y entraient un œuf en bois pour tendre la laine et les raccommodaient. Le bout de nos chaussettes en était bariolé à force de raccommodage. L’eau entrait dans les souliers. Aussi mon père, les jours de neige, était chargé de traiter les engelures et les crevasses qui fendaient nos pieds en y appliquant du saindoux, ce saindoux qui remplaçait l’huile pour les fritures. Par manque de médicaments, les angines et grippes hivernales étaient soignées avec des cataplasmes et des ventouses. Les fortifiants - nécessaires vu l’approvisionnement, c’était l’huile de foie de morue et les piqures d’eau de mer. Bien entendu, nous n’avions ni téléphone, ni voiture comme la plupart des Français alors. Je savais que la radio existait, car j’entendais les postes de TSF, comme on disait, par les fenêtres ouvertes des voisins en allant à l’école. Mais je n’en avais pas vu. Nous avons eu notre première TSF en 1948. Mon père est revenu avec un poste, un soir, et nous l’avons allumé pour écouter ébahis la première plongée du « bathyscaphe » du professeur Auguste Piccard parti « explorer les abysses… »
En 1951, nous sommes allés en vacances en Savoie dans un hameau appelé Les Déserts… Ma tante y louait une moitié de ferme composée d’une pièce avec une cuisine marchant au bois, d’un hangar, d’une grange où couchaient 2 de mes cousines et mon frère aîné, et de trois chambres que nous occupions à six… Pas d’eau… Pour boire, cuisiner, faire la vaisselle et se laver, on allait la chercher à la ferme voisine à l’abreuvoir des vaches en marchant dans leurs bouses. On disposait d’un W.C. à la Turque à l’extérieur de la maison, sans chasse et que mon frère aîné était chargé de nettoyer avec un seau d’eau de javel. Pas de salle de bain ni de cabinet de toilette : tous les matins, on se lavait donc à l’abreuvoir des vaches. On attendait que les vaches aient fini de boire et la fermière nous recommandait tous les jours de ne pas mettre de savon dans l’eau à cause des « bêtes ». Ne croyez pas que nous étions défavorisés : pas du tout ! Nos appartenions à la moyenne bourgeoisie et c’était là le degré de confort de la très grande majorité des Français à cette époque, surtout à la campagne.

En 1952, mon père se décide à fermer son usine de Nay définitivement et débute très tardivement dans la magistrature, comme juge de Paix suppléant à Bougie en Algérie. À l’époque, c’était un pays très très lointain, car personne ne voyageait, le tourisme n’existait pas. On y allait en paquebot -le Ville d’Alger ou le Ville de Tunis - en voyageant sur le pont dans des chaises longues pour ne pas payer trop cher, on emportait nos repas dans des paniers, le voyage durait seulement un jour et une nuit. On partait vers midi et on arrivait le lendemain vers dix heures…

Notre famille de six personnes y a vécu trois ans dans un appartement de 70m 2 : deux chambres, une cuisine, une salle à manger - mes parents occupaient une chambre, avec mon frère B. j’en occupais une autre, mon petit frère J.J. dormait dans la salle à manger et P. mon frère aîné dans un minuscule couloir où il y avait un lavabo. Car il n’y avait pas de salle de bain ni d’eau chaude. Ma mère faisait chauffer une bassine d’eau, on en garnissait un « tub » dans la cuisine et, une fois par semaine, on s’y baignait chacun son tour dans 60 cm de la même eau. Pas de douche dans un pays où la température l’été dépassait les 40° en permanence. Et pas de frigo non plus. Mon père allait chercher dans un panier des blocs de glace à la « glacière municipale », on les mettait dans le fameux tub (une grosse bassine) avec du gros sel pour ralentir sa fonte et on y plaçait le beurre, la viande, etc. L’eau fraiche provenait d’une « gargoulette », une cruche pendue par une ficelle et placée dans le vent sur le balcon : l’évaporation rafraichissait son contenu. Bien entendu, pas de voiture, ni de téléphone, ni de télé, ni de cinéma… L’été 53, nous sommes allés en vacances à Tichy, une plage à 15km de Bougie, où on avait loué un cabanon de deux pièces. Ce furent des vacances merveilleuses. En 1955, un an après le début de la guerre d’Algérie, nous sommes partis en Martinique, où notre vie devint un peu plus confortable. Le niveau de vie général s’améliorait. La Martinique, pour un Français, c’était alors le bout du monde. Personne ne savait où ça se trouvait, car je le rappelle, personne ne voyageait, sauf par nécessité. On habita une grande maison, on y eut notre première voiture, notre premier frigo, mais le téléphone n’arriva qu’en 1959. La Martinique, à l’époque c’était le XIXe siècle : les routes n’étaient que fondrières, pas de légumes européens, la viande arrivait congelée par les « bananiers » (cargo), c’était du cheval uniquement. Le beurre arrivait du Danemark dans d’énormes boites de conserve, salé à l’extrême. Pas de télé, bref, on y vivait comme du temps des colonies… on y allait en paquebot en 8 à 10 jours suivant les escales. J’y suis aussi allé en Lockheed super-constellation Strato-Liner, 4 moteurs à hélice.

En 1960, j’avais 18 ans, j’ai quitté la Martinique pour Paris, tout seul, muni d’un papier de mon père qui m’expliquait la marche à suivre : à l’aéroport d’Orly (Roissy n’existait pas) tu prends le bus 81, tu dis au chauffeur de te faire descendre Porte d’Orléans, tu vas à la Cité universitaire Pavillon Deutsch-de-la-Meurthe que tu reconnaitras à son aspect gothique anglais plein de lierre, tu demandes à voir le directeur M. Lejeune et tu as ta place retenue. J’y suis resté 3 ans, c’était très bien. Je ne partais pas en vacances par manque de fonds, mais j’y ai passé des années formidables.

Ma génération a vécu sa petite enfance pendant la guerre, son enfance dans la sévère pénurie d’après-guerre, et sa jeunesse pendant la guerre d’Algérie où le service armé, je le rappelle durait 36 mois. Pour moi, j’ai eu de la chance, beaucoup de chance d’avoir été réformé (mon œil unique valait réforme) : je n’ai pas passé trois ans en Algérie.

Pour être complet, il faut ajouter que jusqu’à l’âge de quarante ans, ma génération a vécu la division de l’Europe en deux avec le terrible rideau de fer et les sanglants soulèvements de Hongrie, de Pologne de Tchécoslovaquie, la crainte quotidienne de la guerre nucléaire avec l’Union soviétique jusqu’en 1987, la construction physique du Rideau de Fer en 1960 qui coupa l’Europe sans interruption de la Baltique à l’Adriatique, la guerre d’Algérie qui toucha chaque famille française, le coup d’État de 1958 qui emporta la 4e République, et le putsch avorté des quatre généraux d’avril 1961. Je rappelle les dévaluations continuelles qui n’ont pris fin qu’avec l’euro. Jusqu’en 1995 pour aller en Belgique, il fallait montrer son passeport à la douane, son carnet de vaccination et trois semaines avant, demander à la Banque de France un carnet de devises où l’on vous donnait en francs belges l’équivalent de 150 euros…

Mais j’ai conscience aussi que malgré cette Histoire chaotique, dramatique (pour les évènements) et très dure (par comparaison avec la vie actuelle), ma génération a néanmoins été beaucoup plus favorisée que celle de mes parents, grands-parents et arrière-grands-parents qui eux, ont connu la défaite de 1870, la perte de l’Alsace-Lorraine, la séparation dramatique de l’Église et de l’État de 1905, l’hécatombe de 14-18 qui a marqué le début du déclin de la France, la défaite de 40, l’exode, l’Occupation, la Résistance, la Libération, la guerre d’Indochine… En fait, ces générations, jusqu’à la mienne, n’ont connu que la guerre permanente et les familles fauchées à chaque génération avec en toile de fond le spectacle de la France quittant la scène de l’Histoire, dont je porte, comme tous les gens de ma génération, la nostalgie de la grandeur perdue et le sentiment profond du déclin national… qui explique bien de mes positions.

À la lecture de ces dernières lignes, puis-je raisonnablement dire que c’était mieux avant ? Je ne le pense pas, je ne le crois pas.

Et pourtant dans ma famille, malgré ces décennies calamiteuses, je n’ai jamais entendu quelqu’un se lamenter sur le sort de la génération qui avait été la sienne.

C’est pour cela que, quand je lis dans les journaux ou que j’entends à la radio les gémissements permanents sur l’exceptionnelle dureté des temps actuels, quand j’entends parler de génération sacrifiée - la vôtre - du fait du Covid, je me permets d’éprouver un scepticisme certain que je ne manque pas d’exprimer vigoureusement si je suis en verve, ce qui est presque toujours le cas, hélas pour mon entourage.

Les temps actuels sont peut-être durs, mais c’est vraiment très relatif… du moins pour ma génération et surtout pour toutes celles qui l’ont précédé comme je viens de le montrer.

J’ai grandi, j’ai travaillé, j’ai vécu la moitié de ma vie (40 ans) dans une société tenant encore largement au XIXe siècle…

Dans les années quarante, cinquante, soixante la société était encore largement celle de l’ancienne France, celle du XVIIIe ou à tout le moins celle du XIXe.
C’était tout d’abord un monde de paysans : en 1945, ils étaient encore 10 millions (20%) aujourd’hui 1 million (4%). Jadis, c’étaient vraiment des paysans, c’est-à-dire des gens qui vivaient en quasi autarcie, sans bouger de chez eux, avec un bétail nombreux assurant la force de travail et de traction.

C’étaient des gens durs au travail, habitués à la vie dure, des gens qui n’avaient pas été concernés par la semaine de 40 heures décrétée en 1936, n’étaient pas concernés par les trois semaines de congés du mois d’août que les autres avaient conquis pendant le Front populaire. Pour eux, les retraites n’existaient pas… Ce sont ces gens - ces paysans indestructibles - qui ont tenu les tranchées pendant les quatre années de la Grande Guerre… Je me souviens à Nay vers 1950, on allait voir la foire au Marcadieu, une grande place jalonnée de poteaux métalliques où étaient attachées des centaines de vaches et de cochons que les paysans en blouse, foulard et grand chapeau examinaient, discutaient, achetaient ou vendaient tout en circulant entre les poules, les canards, les lapins entravés par centaines sur le sol. En octobre, à la rentrée des classes, les rues étaient encombrées de charrettes chargées de fagots et tirées par des paires de bœufs, lents et ruminants.

Les jours de marché, des ânes attachés à la grille de notre jardin, au 1 de la rue Saint-Vincent, attendaient que les ménagères viennent y suspendre leurs paniers d’osier pour rentrer dans leurs fermes. On les entendait braire à fendre l’âme… Soixante ans que je n’ai plus entendu braire ! Un monde englouti… Aujourd’hui, ces paysans sont devenus des entrepreneurs mécanisés, informatisés, soumis aux banques et aux prix des marchés mondiaux, réduits à la mendicité des subventions européennes, bref une population qui a muté. Les paysans, il n’y en a plus !

Il y avait une classe ouvrière nombreuse, populaire au sens noble du terme, celle que vous pouvez voir - idéalisée - dans les films de Carné ou de René Clair. Car les usines étaient partout. Rien qu’à Nay, village de 3.000 habitants, il y avait quatre usines de meubles comme celle de mon père - qui ont toutes disparu - une biscuiterie qui existe encore, une usine de mécanique, une fabrique de bérets, une d’espadrilles… À midi, les sirènes de ces usines sonnaient la fin du travail. Les ouvriers rentraient chez eux déjeuner et elles sonnaient à nouveau à une heure pour la reprise. Mon père reconnaissait la sirène de son usine : il se levait de table en disant « faut que j’y aille, les ouvriers vont arriver ! » À Paris jusque dans les années soixante-dix, les usines étaient partout. Dans le Marais par exemple, tous les beaux hôtels d’aujourd’hui étaient des semi-taudis abritant des entreprises d’emboutissage, de fourrure, de mécanique : tout était bruyant de moteurs, les murs et les façades noir de suie, les cheminées d’usine crachaient leurs fumées épaisses dans tous les arrondissements…

J’ai commencé à travailler à la direction financière internationale de Renault, de 1969 à 1972. Les bureaux étaient à Billancourt au milieu des usines de montages des R16 où s’activaient des milliers d’ouvriers dans un vacarme d’enfer avec des cheminées fumant partout.

La direction générale de Renault elle-même travaillait au milieu des chaines de montage : une époque disparue ! Un monde actif de foules bruyantes, populaires, attachantes… Ce monde-là a disparu en même temps que l’industrie française… elle est partie au bout du monde : et aujourd’hui encore, une usine ferme, un musée s’ouvre… et nous subventionnons les petits-enfants chômeurs des grands-parents ouvriers.

Un monde encore largement croyant… Quand j’étais étudiant en 1960 à Paris, les églises étaient pleines à tous les offices. À Sciences Po, la JEC (Jeunesse étudiante catholique) avait ses panneaux d’affichage, son effectif était considérable. Les élèves de tous bords commentaient le Concile à travers les comptes rendus quotidiens du Monde. Ces chrétiens occupaient une place importante dans la culture : les romans de Mauriac, Graham Greene ou Bernanos, le théâtre de Claudel étaient des événements littéraires ; ils étaient adaptés au cinéma par des réalisateurs célèbres comme Franju, Bresson et autres… toutes choses difficilement imaginables aujourd’hui. Les théologiens comme Henri de Lubac, Teilhard de Chardin ou Urs von Baltazar écrivaient dans Le Monde et de nombreux étudiants les lisaient et commentaient leurs ouvrages dont les grands médias rendaient compte.

Une société beaucoup moins violente qu’aujourd’hui, presque pacifiée, peut-être parce que la Grande Guerre et la Seconde Guerre mondiale - ces sommets de la violence, deux fois en vingt ans - étaient encore si proches, 15 ans à peine… peut-être parce que la guerre menaça à nouveau fortement à nos frontières jusqu’en 1989 avec l’URSS son rideau de fer, ses fusées d’Allemagne de l’Est et sa Kolyma glacée où disparaitront des millions de gens, d’Européens… ou peut-être aussi parce que trois classes d’âge de mes contemporains la faisaient la guerre à ce moment-là de l’autre côté de la Méditerranée, ce qui drainait toute la violence ailleurs. Aujourd’hui, vous êtes la quatrième génération sans guerres ; peut-être cela explique-t-il la violence actuelle ?

C’était un monde dominé par la guerre, mais très optimiste qui a engendré le bien-être d’aujourd’hui…
On vient de le voir, ce monde très pauvre encore, très instable et très menaçant était pourtant habité par une société optimiste, tendue vers l’avenir qu’elle espérait meilleur. On célébrait la Résistance et ses héros, on ne parlait pas encore de la Shoah dont le mot apparut avec le film éponyme de Lanzmann en 1985, même si Nuit et Brouillard de Resnais date, lui, de 1956… Loin de célébrer exclusivement les victimes comme aujourd’hui, la Société d’alors se donnait des héros comme icônes, tirait gloire de son splendide passé alors même qu’elle était en train, sans s’en rendre compte, de glisser hors de l’Histoire. Au cinéma, nous attendions avec impatience les « Actualités » filmées de la semaine ; c’étaient en première partie avant le film, rôle aujourd’hui assumé par la télé. Je me souviens qu’en 1956, j’étais en France pour quelques semaines, les Actualités rendaient compte des « records » de vitesse mondiaux à 331 km/h que venait de remporter la locomotive électrique BB 9004, record que soulignaient les assourdissants cocoricos du coq de Pathé. Le même film montrait le lancement de la « magnifique Dauphine » dernière née de la gamme Renault et enfin avec de nouveaux cocoricos s’envolait, pour ses essais préliminaires, le premier moyen-courrier à réaction de Sud-Aviation, la Caravelle ! La salle applaudissait à ces exploits français… on sortait de la guerre… l’avenir paraissait radieux… tout semblait possible… La même année, j’ai vu, toujours aux Actualités, le démarrage de la construction des gigantesques barres d’habitations de la Cité des 4.000 à La Courneuve et les commentaires enthousiastes des premiers habitants qui y trouvaient l’eau chaude, les salles de bains, le gaz de ville et les WC alors qu’ils quittaient des fermes sans confort aucun : c’était ça le progrès ! disaient-ils, surtout les femmes. En 1986 les barres seront dynamitées pour cause de ghettos et aujourd’hui ces HLM - devenus des « banlieues » sont voués aux gémonies… surtout par ceux qui ont les moyens d’habiter ailleurs… Les années cinquante et soixante ont été scandées par les grands chantiers d’avenir célébrés à grand bruit par la Presse et la radio : les grands barrages sur le Rhône, le nucléaire avec Colomb-Béchar, les premières fusées Diamant, le lancement du France, les premiers chasseurs Mystère, les porte-avions Foch et Clemenceau, le Concorde puis l’Airbus, les usines "atomiques"… en énumérant toutes ces réussites, j’ai le sentiment que nous vivons encore sur les conséquences de ces réussites passées…

C’était aussi le début de la course au bien-être et au confort, l’aventure de ma génération, mais imaginée et mise en œuvre par la génération de nos parents. En 1969, Monique et moi avons quitté Paris pour habiter Élysées 2 à La Celle-Saint-Cloud, plus proche de mon travail, alors chez Renault. C’était le rêve de tout « jeune cadre dynamique » (une toute nouvelle expression) : de petits bâtiments de trois étages plantés dans un vaste parc boisé, avec d’immenses baies vitrées aux boiseries vernies, ascenseur, vide-ordures et comble du luxe, de la moquette partout. Cela nous paraissait le paradis et on y vécut très heureux… En juillet 1969, nous achèterions une Télé noir et blanc dans un design (mot nouveau) qui n’a pas vieilli - le fameux Téléavia qui orne aujourd’hui les musées de la mode - pour voir les premiers pas sur la lune, et en 1972 la première machine à vaisselle de tout l’immeuble ! Et mon premier appareil de photo en 1972 ou 73… Et notre première chaine stéréo ramenée de Singapour en 1982… Le confort poursuivait sa marche triomphale…

Dans ces mêmes années, les églises se vidaient en même temps que la Tradition et l’Autorité devenaient des obstacles à abattre pour l’individualisme triomphant. L’Église, les Syndicats, les Professeurs, l’Université, le Gouvernement, la Famille, l’Armée tout ce qui était autorité fut abattu sur les barricades de Mai 68. Loin d’en être la cause, Mai en fut le révélateur. La société stupéfaite prit la mesure de cet écroulement : ce fut bien une révolution, non pas sur les barricades, mais dans les consciences et les rapports sociaux. Rien ne serait plus pareil et pour une fois, ce fut vrai ! Monique et moi qui habitions rue du Dragon à Saint-Germain-des-Prés, en plein épicentre de ces événements nous en avons pris la mesure d’emblée au milieu des lacrymogènes et des incendies des barricades du Bd Saint-Germain et de Croix-Rouge qui furent notre quotidien pendant quatre semaines.

Notre génération fut bien responsable de ces bouleversements qui ont engendré en partie le monde d’aujourd’hui. Ou, à tout le moins, ma génération en fut le contemporain.

On le voit bien : ce monde dont je sors et qui sous-tend nombre de mes propos ou convictions fut à la fois magnifique et désastreux comme je viens d’essayer de la montrer, calamiteux et enthousiasmant en même temps, mais ni plus ni moins que chaque époque, chaque siècle et donc aussi l’époque actuelle, la vôtre.

L’époque actuelle, qui est la vôtre - et la mienne aussi - est et sera tout aussi exaltante et épouvantable que le monde qui fut le mien…
… parce que c’est dans la nature du monde d’être à la fois l’un et l’autre. Amusons-nous un instant au jeu de l’avers et du revers de la médaille :

La vie de famille, voire le cocooning sont célébrés dans les conversations, le cinéma, le roman, les médias. Les transports et internet la favorisent incontestablement. Les apéros zoom hebdomadaires pendant le premier confinement nous ont offert, de Vannes à San-Diego en passant par Avignon, Namur, Étel et Djibouti, le plaisir de partager tous ensemble à travers le monde des moments d’exception. Et dans le même temps, revers de cette médaille, les familles éclatées deviennent la norme, le droit au mariage homosexuel, le droit de choisir son sexe, le droit à l’enfant avec la PMA et la GPA en sonnent le glas. L’enfant est devenu roi, pourtant on en massacre autant avant même leur naissance.

Mais pour profiter de ces délicieux apéritifs par écrans interposés, il faut devant les mêmes écrans encaisser périodiquement son Président quinquennal battre sa coulpe sur les crimes contre l’Humanité commis, paraît-il, par nos ancêtres… Il faut accepter de pleurer tous les soirs avant de se coucher sur les victimes des terroristes, des incendies, des inondations, des tremblements de terre, des policiers, et surtout sur les innombrables victimes féminines des sévices de ces hommes blancs machos, hétéros, tactiles et j’en oublie… et aussi sur les victimes historiques et héréditaires que sont les Noirs que mes ancêtres ont, paraît-il, réduits en esclavage, les Indiens que j’ai génocidés, les musulmans que je harcèle par ma seule présence et mon incurable islamophobie et que j’empêche d’appliquer la charria sur notre vieille France impie… Et n’oublions pas les MeToo qui font de la délation un devoir : n’aurais-je pas lorgné un jour une Nana sortant éclatante de chez Séphora, ou souri en entendant un garçon siffler une fille un soir de printemps devant Monoprix ? Nos responsables politiques et nos intellectuels nous poussent chaque jour à faire notre examen de conscience de macho blanc et raciste pour cerner notre inéluctable culpabilité. Comme Camus l’explique dans la Chute : « Du reste, nous ne pouvons affirmer l’innocence de personne, tandis que nous pouvons affirmer à coup sûr la culpabilité de tous. Chaque homme témoigne du crime de tous les autres, voilà ma foi, et mon espérance. » N’hésitez pas ! Une bonne petite délation à la MeToo, publique et télévisée remplace avantageusement aujourd’hui la bonne vieille psychanalyse de naguère : c’est plus court, c’est gratuit et vous acquerrez en bonus la gloire sur Instagram.

Un soir en rentrant d’une Manif pour tous, j’ai compris ce que j’étais devenu en écoutant notre Premier ministre commenter la Manif : un vieux fasciste assisté des jeunes casseurs identitaires qu’étaient mes petits-enfants. Grâce à lui, j’ai compris que tout n’était pas perdu : si j’étais un populiste, c’est non pas que je n’avais rien compris, mais c’est parce qu’on m’avait mal expliqué. Je faisais donc partie de ces vieux cons très bornés et incultes qui peuplent les « territoires » et qu’on appelle les Populistes… Pouah !
L’époque est ainsi : on glorifie la liberté d’expression à condition d’avoir la « bonne opinion » sinon on est populiste ou fasciste… d’ailleurs, cela n’a pas dû vous échapper, j’ai écrit « fasciste » à l’ancienne comme en 1933, et non pas « fachiste »… Vals avait raison : j’ai peur d’être irrécupérable même si on m’explique longtemps.
Et si par hasard vous n’êtes pas « facho », attention aux sujets dont vous voulez discuter. Évitez ceux interdits par la Loi : même sur internet, abstenez-vous du plus léger doute sur l’avortement, sinon la taule vous guette ! Bannissez les ignobles sujets tabous : négationnisme, esclavage, avortement sinon pour confirmer votre adéquation à la pensée commune. Dans le doute, renseignez-vous auprès des associations LGBTI, elles vous enseigneront la Vérité. S’il vous plait, ne vous risquez pas sur des thèmes sur lesquels il est si facile de déraper : avortement, islamophobie, racisme, droit des femmes, droit à l’enfant, homosexualité, genre… le moindre écart détruit une réputation et vous conduit directement au chômage si vous êtes prof, journaliste, enseignant ou communicant.
Le « droit au blasphème » - ça vient de sortir - c’est le sacré du sacré ! On doit désormais l’enseigner dans les petites classes, gravure des fesses de Mahomet à l’appui. De même, le Droit de choisir son « Genre » doit être expliqué dès le jardin d’enfants afin d’inciter les marmots à ne pas se tromper sur ce qu’ils sont vraiment : ce n’est pas le zizi qui fait le garçon ou la fille : non, non ! L’instruction, c’est bon pour les écoles asiatiques et le classement de Shanghai, chez nous c’est l’éducation aux droits nouveaux qui compte !

La liberté est une peau de chagrin : les Féministes, les Femen, les MeToo, les LGBTI, les Indigénistes, les Écolos, les Végétariens, les Vegan, les Spécistes, les Non-fumeurs, les Sans-gluten, les Sans-alcool, veulent m’embarquer de force sur leurs sentiers étroits et m’éduquer à coup d’interdictions, d’amendes et d’impôt incitatifs. Je viens de racheter une Diesel rien que pour le plaisir de me mettre en tort. Ne fumant plus, je suis obligé de boire mon whisky vespéral afin d’em… la Faculté… voilà les enfantillages où me réduit le siècle.
Ce qui me console, c’est que même les vaches sont coupables : elles n’arrêtent pas de péter (en anglais dans le texte) en relâchant du méthane qui agrandit le Trou d’ozone.
Tous les matins à 8 heures passe devant ma fenêtre un écureuil qui vient manger les pignes de mon pin. Je le salue fraternellement et lui souhaite bon appétit. Mais ce matin, je lui ai trouvé un air coupable… de quoi ? Les végans ou les écolos me l’enseigneront surement bientôt, on peut leur faire confiance… (revoyez Camus cité ci-dessus)

Et pourtant dans ce siècle, j’y suis très heureux.

Comme vous pouvez le constater, il me donne même un premier plaisir : celui d’épancher ma bile.

Et puis, est venu ce voyou de Covid à qui je trouve un côté des plus réjouissants. Je vous l’ai dit, toute médaille a son revers et son avers. Voilà donc une pandémie - même les épidémies font de l’enflure verbale - qui fait dérailler une société qui prétend tout prévoir, tout organiser. Un avorton de virus - couronné tout de même ! - vient enrayer cette belle machine si sûre d’elle. Le couronné installe la zizanie dans les Académies : les masques ne servent à rien ! Sans masques, on meurt ! Tester est sans intérêt, pas de politique valable sans tests… L’hydrochloroquine est une escroquerie, Mais à Marseille on meurt moins… Raoult est un gourou, le professeur Salomon est le croque-mort des seuls trépassés de l’Hôpital… Depuis vingt ans, la Californie et les Gafam claironnaient la prochaine venue de l’Homme augmenté, et éternel. J’allais enfin pouvoir casser les pieds de mes petits enfants pendant 150 ans, jusqu’à la vingtième génération, avec mes « C’était mieux avant ! » et voici que ce galopin de couronné vient faire patiner la Silicon Valley et me signifier que mon temps reste compté ! Moi, je trouve cela plutôt réjouissant : voilà que le hasard, le destin, l’inattendu s’invitent chez nous et viennent dérégler notre société si huilée si programmée si sûre d’elle ! Macron au secours ! Où sont passés vos 2% de croissance de la Loi de Finances prévisionnelle ? Bouffés par le Couronné… Ainsi redevenue imprévisible, ce qu’elle est par essence, la vie me paraît plus belle !

J’aime la vie actuelle où tout me paraît plus facile…

C’est vrai, j’aime cette vie dans laquelle désormais même les livres viennent à moi, vieux rat d’archives. Je pianote sur mon clavier et hop ! Gallica, la merveilleuse bibliothèque numérique de la BNF m’offre les introuvables du XVIIIe, la bibliothèque de l’Université du Québec que je fréquente assidûment me présente des milliers d’ouvrages en français. Sur un simple clic, ces myriades d’étagères de livres sont à moi, le rêve de Borgès de bibliothèque infinie est devenu réalité… Ne vit-on pas une époque étonnante ?

Et pour les générations qui entrent dans l’âge adulte, que de choses merveilleuses les attendent et dont nous étions privés. On voyage désormais si facilement et à très bon marché : le Monde est à portée de main. Finies les frontières, finies les dévaluations empêchant le tourisme… Musées, cinémas, festivals, théâtres, concerts, conférences, livres, les distractions sont devenues si nombreuses et d’un accès si facile aujourd’hui. Les stages en entreprise, les formations en alternance : que j’aurais aimé ça de mon temps ! Et ces jeunes me paraissent mieux formés pour en profiter, nous étions plus empotés, me semble-t-il.
Lors des réunions de famille, du fauteuil qu’un de mes petits-fils prévenants m’a apporté, je regarde sans en avoir l’air mes quatorze petits-enfants, mes deux arrières-petits enfants, leurs nombreux cousins et amis - cela fait vraiment beaucoup de monde - je les écoute parler, je les écoute jouer de la musique - de la musique que certains composent déjà- je regarde leurs films - les films que certains réalisent déjà- , je lis leurs livres, je regarde les dessins et les BD que certains dessinent déjà… et je pense que la génération qui arrive aujourd’hui « aux affaires » est vraiment formidable. Je suis convaincu qu’elle imprimera sa marque. Et pour ce qui concerne le côté Catho des choses - qui me tient particulièrement à cœur, moi le vieux mécréant - je vois que la relève est en route chez eux et leurs amis, et qu’elle me paraît de grande qualité.
Enfin, pour cette partie de la génération actuelle qui m’est proche, je trouve que la courtoisie qu’on me témoigne, l’attention qu’on me porte, démontrent que cette génération sait en plus avoir de la « classe ».
J’avais prévu une salve de gros calibre de 10 pages, j’ai tenu parole, même si mes gros calibres ont aussi projeté des fleurs.
Merci Albane, de m’avoir offert cette tribune et
Bon vent à la génération actuelle !

Le Flâneur en reconfinement, le 10 novembre 2020