Accueil

Rousseau, premier écologiste ?

Je ne vais pas vous infliger le pensum de traiter académiquement un sujet aussi singulier que celui que m’a imposé votre distingué, mais farceur Vice-président : « Rousseau le premier écologiste. » Car ceci risquerait de nous entraîner sur le périlleux terrain de la politique au risque de devoir constater lors de ma conclusion, sur le vu de notre assemblée dévastée par nos divergences, ce que l’on disait jadis de l’Affaire Dreyfus : « Ils en ont parlé ! » Je vais donc vous y conduire sur les ailes de la fantaisie et de l’imagination, mais attention, je connais vos exigences ! Je vais vous y conduire, en restant rigoureusement amarré à la rigueur des textes et des références. Et pour brider ma fantaisie dès mon introduction, laissez-moi choisir pour cet exposé, le très rigoureux plan type en deux parties du parfait petit Sciences-Po, celui-là même que j’ai assimilé en septembre 1960 lorsque j’y entrais en première année, tout confis de respect. Pour retenir l’articulation de ce plan type, nos professeurs nous donnaient un moyen mnémotechnique pour traiter de l’hypothétique sujet binaire suivant « Les dents et les pieds. » Ce qui donnait pour la première partie : « On ne peut pas se laver les pieds dans un verre à dents » et en deuxième partie : « Mais on peut se laver les dents dans un verre à pied. » C’est grâce à la rigueur de cette articulation binaire du raisonnement que notre classe politique, largement issue de cette école, a pu enfanter cette magnifique langue de bois que le monde entier nous envie.

C’est donc d’un cœur léger, en souvenir de ma jeunesse folle comme disait François, non ! pas les présidentiels auxquels vous pensez, l’autre : François Villon naturellement, que je choisis ce plan en deux parties pour traiter ce sujet : Rousseau premier écologiste.

On ne peut pas se laver les pieds...

Sur les prémices de « On ne peut pas se laver les pieds dans un verre à dents », je vais affirmer ma conviction que Rousseau ne peut, en aucun cas, être un « écologiste » au sens actuel du terme. Rousseau quitta notre vallée de larmes en juillet 1778, deux cent trente ans avant nous, et à un univers lumière de nos préoccupations. Dans ce merveilleux XVIIIe siècle, 90 % de la population était rurale et les physiocrates pensaient la richesse des nations en termes uniquement agricoles. 1778 : il y avait seulement treize ans que la machine à vapeur perfectionnée en 1765 par Watt, commençait à se répandre rapidement ; il y avait quatre ans que Louis XVI venait de se faire vacciner contre la variole avec sa famille alors que son grand-père Louis XV en était mort ; dans cinq ans, les frères Montgolfier allaient ouvrir la voie des airs. Une merveilleuse ère de progrès matériel et moral indéfini s’ouvrait devant ces Hommes des Lumières, l’attrait du Paradis terrestre et de l’âge d’or commençait à décliner, en même temps que se levait à l’horizon de l’Histoire, l’astre irrésistible des lendemains qui chantent, mythes sur lesquels nous vivrons jusqu’à la fin des Trente Glorieuses.

La nature, la fessée et le piéton...

Rousseau, comme beaucoup de ses confrères, les philosophes des Lumières, était un nomade. Mais contrairement à Diderot, Voltaire ou Grimm, qui ne concevaient leurs plus courts déplacements qu’en chaise à porteurs ou en carrosse, Rousseau, lui, était un nomade à pied, un marcheur acharné et le restera jusqu’à sa mort. Dans le Livre IV des Confessions, il dira : « J’aime à marcher à mon aise, et m’arrêter quand il me plaît. La vie ambulante est celle qu’il me faut. Faire route à pied par un beau temps, dans un beau pays, sans être pressé, et avoir pour terme de ma course un objet agréable : voilà de toutes les manières de vivre celle qui est le plus de mon goût. » Il commence sa vie par des voyages à pied et son œuvre par le récit de ses déambulations pédestres. À dix ans, en 1722, il quitte Genève à pied pour Bossey et le Révérend Lambercier. C’est un tout petit voyage, de deux lieues à peine, mais c’est en arrivant, qu’enthousiasmé, il va découvrir la Nature. « À Bossey… la campagne étoit pour moi si nouvelle que je ne pouvois me laisser d’en jouir. Je pris pour elle un goût si vif qu’il n’a jamais pu s’éteindre » ( Les Confessions, Livre IV ) C’est à seize ans, bien après la fameuse fessée administrée par Mlle Lambercier, qu’il partira à pied pour Annecy chez Mme de Warrens. Là, c’est une marche un plus sérieuse, de quarante kilomètres : « je pars pour Annecy. J’y pouvais être aisément en un jour mais je ne me pressais pas, j’en mis trois. » Nous dira-t-il dans Les Confessions, Livre II. Il est fasciné par Mme de Warrens qui en profite pour l’envoyer aussitôt à pied à Turin, en compagnie d’un couple de voyageurs, afin d’y devenir Catholique. Deux cent quarante kilomètres à pied pour se convertir… C’est bien ! Le voyage l’enthousiasme : « Si jeune aller en Italie, avoir déjà vu tant de pays, suivre Annibal à travers les monts, me paraissait une gloire au-dessus de mon âge… Je ne me souviens pas d’avoir eu dans tout le cours de ma vie, d’intervalle plus parfaitement exempt de soucis et de peine que celui des sept ou huit jours que nous mîmes à ce voyage car le pas de madame Sabran, sur lequel il fallait régler le nôtre, n’en fit qu’une longue promenade. Ce souvenir m’a laissé le goût le plus vif pour tout ce qui s’y rapporte, surtout pour les montagnes et les voyages pédestres. Je n’ai voyagé à pied que dans mes beaux jours, et toujours avec délices. Bientôt les devoirs, les affaires, un bagage à porter, m’ont forcé de faire le monsieur et de prendre des voitures… »

C’est en marchant, qu’il mourra !

Jusque tard dans sa vie, il projettera encore de vastes randonnées, comme celle proposée à Diderot et à Grimm, faire avec lui le tour de l’Italie à pied en un an : « Je crus une fois l’affaire faite : le tout se réduisit à vouloir faire un voyage par écrit, dans lequel Grimm ne trouvait rien de si plaisant que de faire faire à Diderot beaucoup d’impiétés, et de me faire fourrer à l’inquisition à sa place. » raconte-t-il au Livre II des Confessions. C’est à la soixantaine bien sonnée qu’il fera les dix promenades fameuses dans la région parisienne qui nous vaudront les magnifiques Rêveries du Promeneur Solitaire. Il avait commencé sa vie en marchant, il la terminera de même à Ermenonville le 2 juillet 1778, où il venait à peine de s’installer depuis 68 jours. Gaston Lenôtre dans Vieilles maisons, vieux papiers, raconte ainsi cette dernière promenade : « Le 2 juillet le cabaretier Antoine Maurice aperçut le philosophe se promenant, dès cinq heures du matin, malgré la rosée il le vit rentrer vers sept heures, apportant du mouron cueilli pour ses oiseaux. Deux heures plus tard, Antoine entendit des cris provenant du pavillon qu’habitaient les Rousseau il y courut. Mme Rousseau appelait au secours son mari était tombé sur le plancher, dans la pièce du premier étage, et s’était blessé à la tempe. Presque en même temps que le cabaretier, M. et Mme de Girardin arrivèrent suivis de quelques domestiques et d’un chirurgien celui-ci essaya d’une saignée, mais Jean-Jacques déjà, ne donnait plus signe de vie. »

Initié aux herbiers par le laquais amant...

Si Rousseau arpente ainsi infatigablement la Nature, c’est parce que le vagabondage extérieur génère chez lui le vagabondage intérieur. La Nature fait jouer en lui toute la gamme des émotions délicates et des doux épanchements. Et c’est pourquoi il herborise inlassablement. Initié par Claude Anet, le laquais amant de Mme de Warrens, il y initie à son tour la bonne société et même des célébrités. C’est ainsi qu’on le voit en 1765, en Angleterre, herboriser en compagnie du philosophe David Hume et aussi avec le Révérend Malthus. À tel point, que son protecteur d’alors, Lord Davenport lui écrit : « J’espère que vous n’employez pas tout votre temps à chercher des plantes par monts et par vaux, et que vous songez encore à l’éducation et à l’édification de l’Humanité. » Dans la Septième Promenade, il s’en explique ainsi : « La botanique est l’étude d’un oisif et paresseux solitaire : une pointe et une loupe sont tout l’appareil dont il a besoin pour les observer. Il se promène, il erre librement d’un objet à l’autre, il fait la revue de chaque fleur avec intérêt et curiosité, et sitôt qu’il commence à saisir les lois de leur structure il goûte à les observer un plaisir sans peine aussi vif que s’il lui en coûtait beaucoup. Il y a dans cette oiseuse occupation un charme qu’on ne sent que dans le plein calme des passions, mais qui suffit seul alors pour rendre la vie heureuse et douce : mais sitôt qu’on y mêle un motif d’intérêt ou de vanité… qu’on n’herborise que pour devenir auteur ou professeur, tout ce doux charme s’évanouit… »

Ô grand Être ! Ô grand Être !

Mais surtout, la Nature est chez lui le catalyseur de la rêverie, cette rêverie sans laquelle nous n’aurions pas eu Jean-Jacques. Sa Troisième Lettre à M. de Malesherbes de 1762 est des plus éclairantes : « L’or des genêts et la pourpre des bruyères frappaient mes yeux d’un luxe qui touchait mon cœur, la majesté des arbres qui me couvraient de leur ombre, la délicatesse des arbustes qui m’environnaient, l’étonnante variété des herbes et des fleurs que je foulais sous mes pieds tenaient mon esprit dans une alternative continuelle d’observation et d’admiration : le concours de tant d’objets intéressants qui se disputaient mon attention… favorisait mon humeur rêveuse et paresseuse… Mon imagination ne laissait pas longtemps déserte la terre ainsi parée. Je la peuplais bientôt d’Êtres selon mon cœur, et, chassant bien loin l’opinion, les préjugés, toutes les passions factices, je transportais dans les asiles de la nature, des hommes dignes de les habiter. Je m’en formais une société charmante dont je ne me sentais pas indigne. Je me faisais un siècle d’or à ma fantaisie… Bientôt de la surface de la Terre j’élevais mes idées à tous les Êtres de la nature, au système universel des choses, à l’Être incompréhensible qui embrasse tout. Alors, l’esprit perdu dans cette immensité, je ne pensais pas, je ne raisonnais pas, je ne philosophais pas je me sentais avec une sorte de volupté, accablé du poids de cet univers, je me livrais avec ravissement à la confusion de ces grandes idées, j’aimais à me perdre en imagination dans l’espace, mon cœur resserré dans les bornes des Êtres s’y trouvait trop à l’étroit, j’étouffais dans l’univers, j’aurais voulu m’élancer dans l’infini. Je crois que si j’eusse dévoilé tous les mystères de la nature, je me serais senti dans une situation moins délicieuse que cette étourdissante extase à laquelle mon esprit se livrait sans retenue, et qui, dans l’agitation de mes transports, me faisait écrier quelquefois : “ Ô grand Être ! Ô grand Être ! ” sans pouvoir dire ni penser rien de plus. »

Le premier qui a dit Romantisme, c’est Jean-Jacques !

Au terme de cette superficielle analyse express, nous pouvons percevoir que chez Jean-Jacques, cette Nature immuable et éternelle, qu’il peuple à son gré des brumes et des fantômes de ses rêveries solitaires, et qui lui renvoie en miroir les ondes de son imaginaire sans cesse en mouvement, cette Nature, donc, annonce le Romantisme. Certes, il s’en faut de vingt-cinq années encore pour que la Nature se fasse l’écho des plaintes mélancoliques des émules de René, d’Alfred, de Lorenzaccio ou d’Alphonse et qu’elle se penche, parfois bonne mère, parfois marâtre hautaine, sur l’inguérissable Mal du siècle de tant d’autres jeunes gens. Mais c’est bien Jean-Jacques qui le premier en Europe, emploiera le mot de Romantisme dans la Cinquième Promenade : « Les rives du lac de Bienne sont plus sauvages et romantiques que celles du lac de Genève, parce que les rochers et les bois y bordent l’eau de plus près… » Le pré-romantisme d’une Nature éternelle et immuable, complice du philosophe… cette très provisoire et glissante première conclusion me permet de vous le dire tout net : à première vue, le sujet imposé par notre Vice-président ( Rousseau premier écologiste ) me paraît constituer un de ces magnifiques anachronismes que notre époque inculte affectionne, n’arrêtant pas de projeter sur un passé qui n’en peut mais, les idées et les sentiments du présent. L’écologie a poussé sur le champignon géant d’Hiroshima. Depuis, il s’impose à tous que l’Homme dispose aujourd’hui des moyens de faire sauter la planète, ou à tout le moins d’y éradiquer la vie, ou tout simplement d’y empoisonner la Nature pour des milliers d’années. Valéry souligna dans la première partie du siècle que les civilisations étaient mortelles les travaux pratiques d’Hiroshima, de Nagasaki et deTchernobyl démontrèrent dans la seconde moitié du siècle que la Nature elle-même pouvait être mortelle. Le progrès est devenu suspect, les lendemains déchantent, la croissance doit pointer le zéro, et du zéro au néant il n’y a qu’un pas. Nos pouvoirs sont désormais supérieurs à ceux de la Nature et nous devons la protéger : c’est le nouveau et impérieux devoir du citoyen écologique, homme au service de l’intransigeante Vérité. Mais où est donc Rousseau dans tout cela ? à moins que, à moins que…

François-Marie ironise : En 1755, Tout est bien !

Et c’est là que l’on reparle des dents et des pieds. Rappelez-vous le moyen mnémotechnique du parfait petit Sciences-Po de première année : je viens de vous démontrer que l’on ne peut pas se laver les pieds dans un verre à dents, autrement dit, Rousseau ne peut être un écologiste il me reste à illustrer le deuxième point de l’alternative : on peut se laver les dents dans un verre à pied. Ce qui me permettra de montrer que les écologistes sont, sur bien des points des héritiers de Rousseau. Et c’est un tremblement de terre qui va m’aider à vous le démontrer. En 1755, Lisbonne est détruite par un tremblement de terre qui frappe de stupéfaction cette société « perfectionnée pour reprendre le mot de Chamfort. À peine le désastre est-il connu à Paris, que nos intellectuels, pardon, nos philosophes ! montent au créneau. À commencer par François-Marie, François-Marie Arouet bien sûr, dit Voltaire qui publie aussitôt son fameux Poème sur le désastre de Lisbonne, dont le sous-titre est « Examen de cet axiome : tout est bien ! » :

« Philosophes trompés qui criez : “ Tout est bien ! ”
Accourez, contemplez ces ruines affreuses
Ces débris, ces lambeaux, ces cendres malheureuses,
Ces femmes, ces enfants l’un sur l’autre entassés,
Sous ces marbres rompus ces membres dispersés 
Cent mille infortunés que la Terre dévore…
Au spectacle effrayant de leurs cendres fumantes,
Direz-vous : “ C’est l’effet des éternelles lois
Qui d’un Dieu libre et bon nécessitent le choix ” ?
Direz-vous, en voyant cet amas de victimes :
“ Dieu s’est vengé, leur mort est le prix de leurs crimes ” ?
Quel crime, quelle faute ont commis ces enfants …
Lisbonne, qui n’est plus, eut-elle plus de vices
Que Londres, que Paris, plongés dans les délices ?
Lisbonne est abîmée, et l’on danse à Paris…
…Vous criez : “ Tout est bien ” d’une voix lamentable,
L’univers vous dément…
Il le faut avouer, le mal est sur la Terre…
Leibnitz ne m’apprend point par quels noeuds invisibles,
Dans le mieux ordonné des univers possibles,
Un désordre éternel, un chaos de malheurs,
Mêle à nos vains plaisirs de réelles douleurs,
Ni pourquoi l’innocent, ainsi que le coupable
Subit également ce mal inévitable… »

Leibnitz professait que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Pour lui, l’existence du Mal est la condition sine qua non de l’existence du Bien. Il l’illustre par la peinture dont les couleurs et l’éclairage n’existent que par les ombres et les ténèbres. Jusqu’alors, c’était également le point de vue de Voltaire dans Zadig, par exemple, il avait démontré que du Mal absolu — la mort d’un nouveau-né – peut devenir le plus grand des Biens si le nouveau-né n’avait vécu que pour devenir le pire des criminels. Avec Lisbonne, Voltaire change du tout au tout : il dénonce Leibnitz et accuse la Nature et à travers elle Dieu, d’être inhumains. C’est une réaction que l’on peut qualifier de lieu commun, surtout aujourd’hui. Avec sa Lettre sur la Providence, qui est sa réponse à Voltaire, la réaction de Rousseau s’avère tout à fait passionnante. Son titre pourrait laisser à penser qu’il se place sur le même niveau que son rival - la Providence —, mais pour exonérer cette dernière d’être cruelle ou à tout le moins indifférente. Il commence en effet par s’appuyer sur Pope et sur Leibnitz et il accuse Voltaire de tout noircir et d’enfoncer les victimes au lieu de leur rendre l’espoir : « Vous reprochez à Pope et à Leibniz d’insulter à nos maux en soutenant que tout est bien, et vous amplifiez tellement le tableau de nos misères que vous en aggravez le sentiment… Que me dit maintenant votre poème ? “ Souffre à jamais, malheureux. ” S’il est un Dieu qui t’ait créé, sans doute il est tout-puissant il pouvait prévenir tous tes maux : n’espère donc jamais qu’ils finissent car on ne saurait voir pourquoi tu existes, si ce n’est pour souffrir et mourir. Mais nous sommes là dans le domaine ordinaire de la polémique. Il y a plus intéressant et même tout à fait novateur. En effet, Jean-Jacques ajoute : « Je ne vois pas qu’on puisse chercher la source du mal moral ailleurs que dans l’homme libre, perfectionné, partant corrompu et, quant aux maux physiques, ils sont inévitables dans tout système dont l’homme fait partie la plupart de nos maux physiques sont encore notre ouvrage. Sans quitter votre sujet de Lisbonne, convenez, par exemple, que la nature n’avait point rassemblé là vingt mille maisons de six à sept étages, et que si les habitants de cette grande ville eussent été dispersés plus également, et plus légèrement logés, le dégât eût été beaucoup moindre, et peut-être nul. Tout eut fui au premier ébranlement, et on les eut vus le lendemain à vingt lieux de là tout aussi gais que s’il n’était rien arrivé… Combien de malheureux ont péri dans ce désastre, pour vouloir prendre l’un ses habits, l’autre ses papiers, l’autre son argent ? Vous auriez voulu, et qui ne l’eut pas voulu ! que le tremblement se fût fait au fond d’un désert. Mais que signifierait un pareil privilège ? [...] Serait-ce à dire que la nature doit être soumise à nos lois ? »

Pour Jean-Jacques, le responsable, c’est la légèreté des Hommes et pour Voltaire la méchanceté de Dieu...

Nous entendons cela aujourd’hui encore, pour le Tsunami de Thaïlande, pour le tremblement de terre d’Haïti, pour la marée noire du golfe du Mexique… Voltaire reste dans la tradition en imputant à Dieu la folie de la Nature, tandis que Rousseau est entré de plain-pied dans la modernité : si les hommes avaient réfléchi avant d’agir et ensuite construit correctement la ville, rien ne serait arrivé. Il n’était pas le seul à le penser à l’époque puisque le gouvernement portugais créa une commission d’enquête pour y réfléchir. On n’avait pas alors les moyens scientifiques et technologiques pour trouver des explications et proposer des solutions, mais le mouvement qui y parviendrait deux siècles plus tard était lancé : l’action de l’Homme modifie la Nature, l’action de l’Homme peut la remettre en l’état… Nos écologistes sont bien les lointains héritiers de Jean-Jacques, ou plutôt ils lui doivent quelques unes de leurs racines.

Des racines écolos chez Jean-Jacques ?

Et si l’on y regarde de plus près, on en trouve bien d’autres, des racines. Alors, suivez-moi, le voyage vaut le détour ! Tout d’abord, la nature chez Rousseau c’est bien autre chose que les arbres ou les fleuves. La Nature c’est tout ce qui s’oppose à la culture. La culture c’est l’art, la technique, la loi, la société… L’état naturel de l’Homme, c’est quand il revient se mettre au diapason de la Nature. « Posons pour maxime, que les premiers mouvements de l’Homme sont toujours droits : il n’y a point de perversité originelle du cœur humain… » (Émile livre II) L’Homme perverti par la société doit faire retour sur lui-même pour retrouver l’accord avec la Nature. Le salut, c’est d’imiter Jean-Jacques et se contenter de peu : si les Portugais s’étaient contentés d’un petit logement au lieu de ces orgueilleux et luxueux immeubles, Lisbonne serait encore debout. Ce n’est donc pas la Nature, mais bien la nature humaine qu’il faut accuser. Cet argument est toujours valable pour les écolos d’aujourd’hui, quoiqu’un peu transformé par nos faucheurs de transgéniques ou nos altermondialistes à rouflaquettes : aujourd’hui, les « capitalistes sauvages » ou les « ultras libéraux » sont le pendant actuel de la Nature pervertie de Rousseau ils constituent d’excellents boucs émissaires…

Jean-Jacques serait alors Croissance Zéro ?

Examinons l’idéal de Jean-Jacques tel qu’il le définit dans sa Troisième Lettre à M. de Malesherbes ( 1672 ) : « Il me faut un ami sûr, une femme aimable, une vache et un petit bateau… ou encore : « … » Ces jours rapides, mais délicieux que j’ai passés tout entier avec moi seul, avec ma bonne et simple gouvernante, avec mon chien bien-aimé, ma vieille chatte, avec les oiseaux de la campagne et les biches de la forêt, avec la nature tout entière et son inconcevable auteur… » Nous ne sommes pas loin de « Croissance zéro » slogan écolo des années soixante-dix. Et sommes-nous si loin d’Alain ?

Soulignons une différence radicale entre le Siècle des Lumières et le nôtre : au XVIIIe, la Nature est lointaine, hautaine, « originelle » : l’Homme n’a pas les moyens de la mettre en péril. C’est l’Homme et non la Nature qui est perverti et il doit faire retour à sa nature originelle. Au XXIe siècle, la Nature est gravement mise en péril par l’action humaine, l’Homme doit aussi faire retour sur lui-même, mais non pour se sauver lui-même, mais pour restaurer l’état originel de la Nature. À la fois chez Rousseau et chez les écolos, c’est le retour aux origines qui nous est proposé, mais tandis que les Lumières y voyaient avec un optimisme à toute épreuve la garantie d’un âge d’or à venir, nos contemporains y voient avec un sombre pessimisme, la simple possibilité de revenir en arrière pour limiter les dégâts et éviter ainsi de disparaître. Nous venons donc de constater qu’au lieu de remonter le temps, du XXIe siècle au XVIIIe pour faire de Rousseau le fondateur de l’écologie, il convient au contraire de se laisser glisser sur la pente des siècles pour aller de l’ébranlement initial provoqué par Rousseau, jusqu’à l’écologie actuelle : car il s’agit bien d’un ébranlement initial et non d’une fondation. Il y aurait bien d’autres directions à explorer chez Jean-Jacques, ne serait-ce que son « Discours sur les Sciences et les Arts » avec lequel il gagna en 1750, le Concours de l’Académie de Dijon en soutenant que le progrès est synonyme de corruption. On est toujours en plein dans le sujet ! Mais il y faudrait pour le traiter, plus de temps que les dix minutes imparties par la présidente…

Et revoilà les dents et les pieds

Nous voici arrivés au terme de notre enquête et comme vous avez été sages et attentifs, on va mettre quelques gaietés dans notre conclusion. Car pour traiter correctement le sujet type première année de Sciences-Po « Les dents et les pieds » — Eh oui, on y revient toujours ! — nos professeurs recommandaient que toute conclusion ouvrît une échappée vers le haut. Le 2 juillet 1778, à Ermenonville, Jean-Jacques mourut en rentrant de sa dernière promenade. Deux jours après, à onze heures du soir, à la lueur des torches des paysans massés sur les rives, ses hôtes les Girardins lui font traverser le lac sur une barque jusqu’à la si romantique île des Peupliers, cette île dessinée par le peintre Hubert Robert et ils l’inhument dans la pyramide bâtie par le peintre, avec comme épitaphe : « Ici repose l’Homme de la Nature et de la Vérité  ». Rousseau reposait pour l’éternité au sein de cette belle Nature qu’il avait tant chérie. À dire vrai, il s’agissait d’une nature maquillée et apprêtée par un peintre décorateur à la mode.

Allait-il y reposer pour l’éternité ? Que nenni !

Car l’admiration de Robespierre et de la Convention l’arrachèrent de son île, pour le transporter au Panthéon au terme d’une grandiose cérémonie de trois jours sur la musique du Devin du Village, avec une station de quarante-huit heures sur un bassin du Louvre aménagé en cénotaphe par l’indispensable Hubert Robert, afin d’y recevoir les innombrables hommages des Parisiens. Et aujourd’hui, triste chose ! cet homme de plein air, cet amateur de fleurs des champs, ce passionné de petits oiseaux, repose à jamais dans le coin le plus sombre de la sombre crypte du Panthéon. Je lui ai rendu visite, quatre fois dans ma vie. Bien sûr, il a une belle chasse en bois des îles sur laquelle on peut lire : « Ici repose l’Homme de la Nature et de la Vérité ». L’avant, figure une porte entrouverte, d’où le bras du philosophe sort en brandissant la torche allumée de la Philosophie éclairant le monde. C’est beau, mais c’est dans le noir ! Mais il y a pire pour ce malheureux Jean-Jacques : son voisin et ennemi François-Marie !

Le terrible voisinage du démoniaque François-Marie !

Car dans l’obscurité, à quatre pas de là, Voltaire lui fait face pour l’éternité. Quel terrible voisinage ! Car je vous le confie, j’ai entendu clairement, lors de ma dernière visite, François-Marie murmurer à Jean-Jacques toutes les insanités qu’il lui avait jetées en 1766, en Angleterre, dans sa terrible Lettre au docteur Jean-Jacques Pansophe  : « Après avoir prêché et exhorté vos disciples, dans votre style apocalyptique, vous les mènerez brouter l’herbe dans Hyde-Park, ou manger du gland dans la forêt de Windsor, en leur recommandant toutefois de ne pas se battre comme les autres sauvages, pour une pomme ou une racine… » Je l’ai entendu ajouter dans un ricanement : « Les gazetiers tiendront un registre exact de tous vos faits et gestes, et parleront du grand Jean-Jacques comme de l’éléphant du roi et du zèbre de la reine… » Et ce démoniaque François-Marie Arouet cracha sa conclusion : « Rousseau n’est pas seulement un fou c’est un méchant homme, c’est le singe de la philosophie, qui saute sur un bâton, fait des grimaces et mord les passants.

Qu’avait donc fait Jean-Jacques pour mériter tout cela pour l’éternité ?
Je vous le laisse méditer.

François-Marie Legœuil
Causerie du 1er juin 2010
Les Amis du musée Alain