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Alain et la religion à travers les Propos de 1913

Attention ! Les panneaux de la SNCF l’affirment : « Un titre peut en cacher un autre ! » Ne pensez pas que je vais exposer la pensée d’Alain sur la religion telle qu’elle apparaîtra plus tard dans Les Dieux, ou dans Les Entretiens au bord de la mer. Pas du tout ! Revenons à notre titre : il précise qu’il s’agit des Propos sous-titrés Prométhée et publiés au cours de l’année 1913. On serait en droit de penser qu’il s’agit d’une coupe verticale de la pensée d’Alain à ce moment précis. Est-ce bien le cas ? Que non pas ! Car les Propos sont des textes écrits chaque jour pour un journal à propos des évènements du jour. Ce sont des textes de combat dont le ton et l’argumentation sont étudiés pour la polémique ; on est assez loin de la nuance, de la complexité ou de la délicatesse de l’exposé ex cathedra d’une pensée philosophique. Toutefois, de leur lecture, se dégagent clairement, sinon une doctrine, du moins quelques lignes de force que je vais évoquer ci-après et qui sont représentatives de sa manière de mener son combat quotidien contre le cléricalisme. Bien entendu, je vais vous en parler en mettant en pratique ce qu’Alain recommande à chacun : ne jamais consentir et approuver sans réflexion personnelle, même s’il s’agit des Propos, et en pratiquant toujours l’irrévérence et l’impertinence qu’il exigeait, ce dont je ne vais pas me priver.
Je commencerai par vous exposer comment le sous-titre choisi pour ces Propos nous éclaire sur la démarche philosophique d’Alain en matière de religion. Ensuite, je montrerai que si Alain admire le message évangélique, il combat la religion qui l’incarne, essentiellement le catholicisme. Nous verrons ensuite que ce combat se concentre encore en 1913 autour de la question scolaire. Enfin, en conclusion, nous laisserons Alain nous exposer comment en 1913 l’approche inéluctable de la Grande Guerre le conduit à élargir son combat.

I. Mais pour commencer, examinons le sous-titre - Prométhée - que Marie Monique Morre Lambelin en accord avec Alain, a donné à la plupart des Propos traitant de religion, mais pas à tous. Ce sous-titre n’a pas été choisi au hasard. Le mythe de Prométhée me semble résumer la démarche philosophique suivie par Alain en matière de religion. Le Titan Prométhée donne le feu aux hommes, c’est-à-dire qu’il leur apporte la connaissance et leur permet ainsi, par l’usage de la raison de se dégager progressivement de la glaise des superstitions, des croyances, de tous ces contes qu’Alain appelle la religion. En suivant ce parcours de libération, les hommes deviennent semblables aux dieux, c’est-à-dire qu’ils deviennent libres. Ce parcours décrit par Auguste Comte qui fait passer l’Humanité de l’état théologique à l’état métaphysique, puis à l’état positif, est largement développé par Alain dans plusieurs de ses Propos. Le 19 février 1913 et le 6 mars, il nous montre les débuts de l’Humanité englués dans la superstition : « Quand on pense aux peuplades les plus arriérées et même aux anciens Grecs, on est étonné de la puissance des songes… » « Les dieux d’Homère me gâtent l’Iliade… leurs passions même sont réglées au Conseil des dieux… Ainsi, est déjà dessinée cette théologie accablante pour l’esprit… l’Homme s’agite et Dieu le mène… La belle histoire quand on l’aura tout à fait purifiée, sera la nouvelle Iliade. » Cette purification, c’est tout le combat philosophique, un combat que chacun de nous doit mener pour sortir de l’enfance et de son environnement primitif. Alain en a fait l’expérience comme il nous le révèle dans un Propos du 15 décembre : « Et pour mon compte, quoique j’ai servi la messe à 10 ans, dès mes 14 ans, j’étais bien loin de toute leur mythologie… » On imagine Alain sourire en évoquant dans « Portraits de famille » : « j’étais un champion dans l’art de répondre vite et de faire voltiger le Missel… avec l’abbé Richer le jour de la fête du Principal, nous galopions une messe… et les sœurs étaient perdues… dans les choux. »

II. Ce combat que l’on doit mener contre toutes les croyances pour se dégager de l’Humanité primitive, c’est un combat sans cesse recommencé contre la religion. Mais qu’est-ce que la religion pour Alain ?
Pour Alain, la religion n’est pas le message évangélique d’amour, de justice, d’égalité. Ce message, au contraire, il l’admire. Mais laissons-lui la parole. Le 11 mars, le 11 février et encore le 7 juin, il affirme : « Il est bien facile de rendre justice à l’Église. L’idée d’une doctrine morale universelle, devant laquelle les riches et les puissants ne pèsent pas plus qu’une pauvre bonne femme est certainement la plus haute idée qui se soit montrée sur cette planète… Aucun révolutionnaire n’a exprimé plus fortement l’égalité des droits et le fond de la véritable dignité. » « J’ai souvent dit, et je vois clairement que dans toute religion il y a une revendication d’ordre moral, une protestation de cœur contre la guerre, contre tout le désordre humain… » « … toujours contre les puissances, toujours égalitaire, toujours révolutionnaire. »

Ce message, Alain constate qu’il est confisqué par le clergé qui n’est composé que de puissants, de riches, d’importants, tout ce qu’Alain appelle « les Forces ». Et ce clergé a dénaturé ce message évangélique parce qu’il ne pouvait en supporter le caractère révolutionnaire contraire à ses intérêts. Le 11 mars, Alain écrit : « … les catholiques tiennent pour les forces, pour les puissances, pour les riches... Le catholicisme se nie lui-même… » Et le 7 juin et encore le 20, il ajoute : « C’est même assez inexplicable que des hommes nourris de bons principes, comme le mépris des richesses, du luxe et des vanités, et l’estime des seules valeurs morales, s’accordent comme d’instinct avec toutes les forces tyranniques de ce monde… alors que ce clergé, par la force des maximes évangéliques, devrait être égalitaire, pacifiste et socialiste… »

Le clergé a réduit le message évangélique révolutionnaire à une gentille religion tranquille qui ne se préoccupe plus du présent, mais seulement de l’au-delà : Le Propos du 4 juillet intitulé La Religion tranquille est explicite : «  … les jeunes religions attaquent l’ordre établi… (puis) la tranquille croyance remplace la Foi… Voilà la religion selon le jésuite. C’est une éducation, c’est une politesse… Je parierais qu’un jésuite encore jeune a écrit un traité "De ne pas trop croire"… » Le 11 mars dans son Propos intitulé « La Vraie Foi » Alain écrit « … le mythe a charmé et endormi les fidèles… L’inégalité ? L’injustice ? La guerre ? Ce sont des désordres d’un instant qui ne comptent guère en regard des sanctions éternelles… » et le 1er avril : « Espérer en contemplant, au lieu d’espérer en agissant, voilà l’erreur du moine. »
Le 16 février, il précise que c’est la Transcendance, l’existence de Dieu lui-même qui désamorce le caractère révolutionnaire de l’Évangile : « Ce qui gâte la religion, c’est la croyance en Dieu et l’idée d’une vie future auprès de laquelle celle-ci n’est qu’une épreuve et une préparation. Ces croyances conduisent à tout accepter et à ne rien faire. » Et le 6 mars, il va jusqu’à laïciser totalement l’Évangile afin de le cantonner au seul présent : « Nul destin… nul Dieu dans les nuages. Le héros seul sur sa petite planète, seul avec les dieux de son cœur… »

La religion pour Alain, c’est tout ce que le clergé a ajouté au fil des siècles au message évangélique : ce qu’il appelle cette «  théologie accablante pour l’esprit… » avec ses rites, ses pratiques, ses superstitions de toutes sortes qui évacuent la raison et jouent exclusivement sur les sentiments et sur les passions avec une violence qui finit estime-t-il par menacer la société ; pour décrire ce processus, Alain emploie le mot d’effervescence. Les deux Propos du 7 janvier et du jour de Noël montrent pourquoi il estime que cette effervescence religieuse peut mener très loin : « Ce qui est redoutable, c’est le consentement, l’enthousiasme, l’adoration… la religion elle-même qui n’est qu’un recueil de contes puérils… seulement, cela n’est qu’un prétexte pour une prodigieuse Effervescence. » « … ces moyens, empruntés à la Sauvagerie ne servent pas seulement à prouver le Paradis, l’Enfer, l’Eucharistie. Ils sont ferments de guerre. »
C’est là, pour Alain, la justification du combat qu’il mène contre toutes les religions effervescentes, essentiellement la catholique.

L’Église a trahi l’Évangile, vient de nous démontrer Alain. Et vous savez qui sont, d’après lui les nouveaux curés, les vertueux qui portent et vivent cet Évangile de justice, d’égalité et d’amour ? Amis auditeurs, ouvrez grand vos oreilles, ce que vous allez entendre est étonnant : Ce sont les radicaux, les libres penseurs, les matérialistes nous affirme-t-il le 8 octobre dans ce Propos intitulé Les Vertus du Prêtre que je me fais une joie de vous citer : « Oui, tout ce qui est respectable dans l’Église, c’est nous qui le conservons et le portons comme un drapeau. L’Église ne s’en soucie guère… » Si elle s’en souciait : « les patronages catholiques seraient tout aussi révolutionnaires d’esprit que les coopératives socialistes… » À mon avis, il n’y a aucune raison d’en rester là. C’est aussi l’avis d’Alain. Le 22 juillet dans son Propos intitulé L’idée Matérialiste il ne laisse aucun doute : « c’est le hardi matérialiste qui neuf fois sur dix, ose vouloir la justice et annoncer les forces morales… »… « Mais dans le fait, qui enseigne aujourd’hui une telle doctrine ? L’instituteur lui-même… »

III. Alain vient de me fournir la transition. Avec l’instituteur, on arrive au cœur de cette partie de bras de fer qui a duré trente ans entre l’église et le radicalisme : la question scolaire. L’école, c’est le terrain privilégié où les hussards noirs de la République sont en première ligne pour mener le combat contre les Forces et contre l’Effervescence, en un mot contre le catholicisme. Écoutons Alain le 11 mars : « Ce n’est pas l’école qui est sans Dieu, c’est l’Église qui est sans Dieu. » Et le 10 octobre, il ajoute : «  L’Église n’est pas juge de la neutralité. Un prêtre et un évêque sont suspects lorsqu’ils la réclament… Par exemple, les évêques crieront si l’école est sans Dieu comme ils disent, mais si l’école en revenait aux devoirs envers Dieu selon Voltaire ou selon Jean-Jacques, ce serait d’autres cris. » Le 21 juin, avec son Propos intitulé Neutralité, il revient sur ce thème : « Ils crient parce que l’on ne veut pas enseigner la religion à l’école. Mais si on l’enseignait, qu’est-ce qu’ils diraient ? Car Dieu n’est pas conservateur, Dieu est révolutionnaire et égalitaire. Pharisiens, Pharisiens, ne souhaitez pas trop que l’instituteur se mette à aimer Dieu… »

IV. Amis d’Alain, vous avez été sages ! Il est temps de siffler une récréation. Pour vous délasser un peu avant de conclure, je vous rappellerai que le style, c’est l’homme. J’avoue avoir eu grand plaisir à lire ces Propos de 1913 la plume à la main. J’y ai constaté à maintes reprises, que le combat anticlérical passionne Alain à tel point, qu’il emprunte souvent le langage de l’adversaire. Chez lui, comme chez beaucoup d’écrivains de l’époque - je pense à A. France, à A. Gide, ou encore à Renan ou au "petit père Combe - la sacristie n’est jamais très loin et ils finissent par en emprunter les termes, le ton, et parfois l’argumentaire. Non pas parce que Renan ou Combe sont des ex-séminaristes ou parce qu’Alain a servi la messe de 10 à 14 ans. Non, pour cette génération, c’est plutôt une question de culture : on connaissait alors ce que l’on combattait. Pour en revenir à Alain, Un Propos est intitulé L’Évangile nouveau (2542), un autre La Vraie foi (2547). Dans L’Évangile nouveau, il évoque les trois Vertus théologales : La Foi, l’Espérance et la Charité. S’il le fait, c’est à la fois qu’il les connaissait, mais c’est aussi que ses lecteurs comprenaient ces mots. Aujourd’hui, qui les connaît ? Dans La Vraie Foi, il écrit : «  C’est la perfection humaine que nous devons adorer et servir », pour les connaisseurs que vous êtes, c’est là une transparente paraphrase du 1er des 10 commandements. Juste après, il précise : « c’est ce qu’il faut se mettre à… réaliser par la pensée, par la parole et par l’action. » Toujours pour les amateurs que nous sommes, c’est là une réminiscence exacte du Confiteor. Certains titres de Propos évoquent des paraboles, Le Moissonneur (2613) ou Le Pharisien (2632). Le 9 juillet, il reprend l’injonction du Christ à Lazare : «  Il y a un sens profond dans ce mot qui a retenti par toute la terre : Lève-toi et marche. »

Parfois, il se montre si passionné par son sujet qu’il frise le prophétique et l’épique. Je retrouve quelque chose du ton de Péguy ou de Léon Bloy dans le Propos 2600 intitulé Jeanne d’Arc : « La Foi contre la Religion… tout un peuple inspiré ; la justice affirmée ; la Révélation directe par toutes les voix du Ciel et de la terre… La Paix écrasant la guerre sans un éclair de haine… La Crédulité contre la Foi… » Quant à la conclusion, est-ce Alain ou Victor Hugo qui l’écrit ? «  Sainteté du travail, clairvoyance du peuple, perfidie des grands, Splendeur du Droit ; Guerre à la guerre. »

Le temps est hélas ! venu de conclure.
Comme on vient de le voir, le combat religieux a mobilisé les énergies d’une élite politique et intellectuelle du tournant du siècle. En ce début du XXe siècle, les énergies doivent pourtant se porter massivement sur un autre front. Car depuis 1870, une autre « effervescence », un « Évangile nouveau » beaucoup plus inquiétant que la religion ancienne se développe sans frein en entraînant vers l’abîme toute une société consentante : le nationalisme. Le Propos 2681 intitulé précisément « La Religion nouvelle » braque le projecteur sur ce péril imminent et nous révèle toute l’inquiétude d’Alain : « Les religions dont on parle dans les livres, personne n’y croit plus guère, si ce n’est par raffinement d’historien. Et nous baignons jusqu’au cou dans la religion nouvelle qui a la Patrie pour dieu… Les religions des temps modernes furent toutes, au fond, des revendications de l’Idée contre la Force… c’était l’affirmation que la destinée de l’Homme est au-dessus de ses besoins animaux… l’Idée résistait aux forces, et la Fraternité Universelle, utopie sans doute, était du moins un noble rêve, objet principal du culte. L’irréligion a triomphé et sans précaution on peut le dire, elle en est bien punie. Car par une espèce d’Utilitarisme idéalisé, nous en sommes venus à diviniser les mesures de police, la violence nécessaire, la Force enfin… le Temporel s’est paré des plus brillantes dépouilles du Spirituel. Les plus modérés parmi les croyants disent bien encore que la guerre est une dure nécessité, comme la prison ou l’échafaud. Mais la mystique de la guerre les tient. Malgré eux, par une contagion irrésistible, ils ne parlent point de défense nationale… sans une émotion religieuse, comme si le meilleur d’eux-mêmes attendait et espérait, comme dans une prière, l’épreuve du sang, l’épreuve régénératrice ».

Alain écrivait ces lignes le 24 juillet 1913, à propos du défilé du 14 juillet, un an et neuf jours avant le 2 août 14.

Le flâneur Textuel
devant les Amis du Musée Alain
octobre 2013