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Voltaire, chantre de la tolérance ou parfait Tartuffe ?

Voltaire méconnu, Aspects cachés de l’humanisme des Lumières
Par : Xavier Martin, professeur émérite des Facultés de droit, historien des idées politiques
Édition : Dominique Martin Morin (2015) 350 pages, 26€

voltaire
Depuis Nous sommes tous Charlie et le massacre du Bataclan, les politiques et les éditeurs se disputent la caution de Voltaire, notamment son Traité sur la Tolérance qui s’affiche, en édition de poche, dans toutes les librairies, même celles des gares.
Devant cet engouement pour le grand tolérant que si peu de gens ont vraiment fréquenté en dehors du Lagarde et Michard de leur 16 ans (du moins pour ma génération, car les suivantes… peuchère !) c’est dire si j’ai trouvé cette étude de Xavier Martin, non seulement d’actualité brûlante, mais surtout particulièrement réjouissante.

En effet, et nous le savions depuis longtemps (voir le peuchère ci-dessus) qui fut plus tolérant dans ses écrits que François-Marie Arouet dit Voltaire et plus intolérant dans sa vie et ses œuvres que ce cher grand homme ?

Ce grand écart permanent entre paroles et actes, c’est tout le sujet de ce livre si précisément documenté, si bien écrit et si mesuré. Si mesuré ? Pourtant, Xavier Martin frôle souvent le pamphlet et s’y ébroue parfois avec gaîté pour notre plus grand plaisir. Car il faut savoir être pamphlétaire pour ébranler une icône à la fois si unanimement républicaine et si peu lue et qui vient de ressusciter à la faveur de Charlie. Une Résurrection ? Sur ce mot religieux, Voltaire doit s’en retourner dans son urne Panthéonesque ! C’est la réussite de Xavier Martin que de porter le projecteur dans les coins et les recoins, même les plus sombres, ceux justement que les dévots des Lumières cachent en général sous le tapis.

Commençons par le début ! Quoi de plus réjouissant, que de voir Monsieur François-Marie Arouet, ce philosophe exemplaire, s’arroger la particule de Monsieur de Voltaire, s’affubler du titre de Comte de Tournay et se donner du « gentilhomme ordinaire de la Chambre du Roi. ». Mme du Deffant disait à son idole : « Savez-vous Monsieur… ce qui fait que je vous trouve un grand philosophe ? C’est que vous êtes devenu riche. ». On peut la croire : elle savait de quoi elle parlait et de qui elle parlait.

Et justement, parlons-en de la richesse, sans s’attarder sur ces broutilles de placements juteux dans des navigations triangulaires esclavagistes, sujet bateau (mais oui : osons !) et si connu, même à la Télé depuis que l’esclavage est devenu un sujet d’étude réglementé législativement et assorti de correctionnelle. Surprenons-nous : parlons plutôt des dîmes ! Dans sa lettre aux d’Argental (août 1764) Voltaire reprend et complète ainsi la formule qu’il avait mise dans la bouche de Candide : « Que faire ? Cultiver son jardin, mais surtout conserver ses dîmes. » Il terminait ses lettres de la main droite d’un « ecr. l’inf. ». (écrasez l’infâme religion catholique) tandis que de la main gauche il mettait sous son mouchoir chaque sou de ces fameuses dîmes de Ferney sur lesquelles il avait mis la main - en tant que seigneur du coin ! - pendant la vacance de la cure du village. Le curé, non ! Sauf pour le peuple si sot, mais ses dîmes, oui ! Et ses prérogatives féodales pécuniaires, oui !

Pour François-Marie Arouet, un sou est toujours un sou ! Il faut vous le prouver ? Alors, ne manquez pour rien au monde le séjour du philosophe chez le roi Frédéric de Prusse, autre philosophe, où vous verrez – entre autres réjouissances – François-Marie de Voltaire faire revendre en douce au marché par son domestique les bougies fournies par le Roi pour éclairer l’appartement de son invité et les remplacer dans sa chambre par celles dérobées dans les candélabres des escaliers royaux lorsqu’il montait se coucher : vous y éprouverez un plaisir rare ! Vous partagerez alors ce plaisir avec le Roi de Prusse qui ne se privait pas de s’en gausser en public.

Et cette fameuse tolérance que l’on porte aux nues aujourd’hui comme jadis, Linguet qui connaissait son monde, dans son pamphlet de 1764 Le Fanatisme des Philosophes, nous montre « le spectacle d’une ligue de savants tyranniques et de philosophes persécuteurs.... [qui asservissent la littérature] par la terreur qu’ils inspirent et le mal qu’ils y font. » Notre Voltaire comte de Tournay illustre parfaitement ce propos avec la curieuse définition de la tolérance qu’il mettait en œuvre dans sa vie, si différente de celle qu’il donne pour l’indulgente postérité dans son Dictionnaire Philosophique. Xavier Martin nous le montre se démenant pour faire brûler par le Parlement le libelle de son minuscule adversaire l’Abbé Desfontaines intitulé Voltairomanie. Il nous détaille les lettres de dénonciation du grand tolérant au Lieutenant de police pour faire embastiller le jeune La Beaumelle, ce protestant qui avait eu l’audace d’écrire contre lui. « Je n’aime point ces maudits huguenots » confie le comte de Voltaire à d’Argence ; « La critique est permise sans doute, mais la critique injuste mérite le châtiment », ajoute-t-il et il récidive dans ses demandes d’embastillage d’un autre obscur libelliste nommé Clément qui avait osé – le gueux ! écrire contre lui.

Mais encore plus que les Protestants, il détestait « la horde hébraïque… de tous les peuples, le plus grossier, le plus féroce, le plus fanatique, le plus absurde… » En 1767, dans Défense de mon Oncle il évoque ainsi les quarante années des Hébreux dans le désert après la sortie d’Égypte : « …les dames juives… ne pouvaient se laver dans un pays qui manque d’eau… elles ne pouvaient changer d’habits… elles n’avaient point de chemise. Les boucs du pays purent très bien les prendre pour des chèvres à leur odeur. Cette conformité put établir quelque galanterie entre les sexes. » Voilà, d’après notre tolérant d’où descendent les Juifs… Délicatesse, quand tu nous tiens ! Mais il n’épargnait pas les autres religions pour autant. C’est ainsi qu’il écrit à son ami d’Alembert en 1757 : les catholiques et les protestants « sont pétris de la même merde détrempée de sang corrompu. »

Mais ce qu’il déteste par-dessus tout, ce sont ses compatriotes, les Français, que tout au long de sa vie il surnommera les « Welches » du nom d’une peuplade particulièrement barbare : « Le fond des Welches sera toujours sot et grossier… Allez mes Welches, Dieu vous bénisse, vous êtes la chiasse du genre humain… » (1767) Mais où est donc passé son beau langage, si classique ? Ce grand humaniste aimait-il au moins ses semblables « ces bêtes brutes appelées hommes » ? Que nenni ! Toujours à d’Alembert, il lui souhaite : « Portez-vous bien et éclairez et méprisez le genre humain », ce « genre humain pensant, c’est-à-dire la cent millième partie du genre humain tout au plus. » À Mme du Deffant, il demande de cultiver « ce plaisir noble de se sentir d’une autre nature que les sots. »

Était-il, pour finir, de bonne compagnie, notamment envers les femmes ? À vous de voir ; dans une lettre à la même Madame du Deffant en 1766 : « Si vous êtes chèvre Madame, il n’y a personne qui ne veuille devenir bouc. » Ces quelques traits sont surprenants, même pour le lecteur moyennement assidu du XVIIIe. Gageons que sur les 340 pages si documentées de Xavier Martin, vous serez très souvent surpris, souvent amusé et quelquefois, écœuré ! Les tout derniers chapitres montrent comment ce XVIIIe si policé si élégant fut aussi le siècle de la haine généralisée. Julie de Lespinasse s’en rendait compte, qui en bonne observatrice, pouvait écrire en 1776 peu avant sa mort : « Je devais naturellement me dévouer à haïr ; j’ai mal rempli ma destinée, j’ai beaucoup aimé et peu haï… » Ce siècle phare de l’esprit français finira du reste par institutionnaliser la haine dans sa dernière décennie, celle où un Carrier s’écriera entre deux noyades républicaines : « C’est par principe d’humanité que je purge la terre de la liberté de ces monstres. » À la même époque, le très élégant et très spirituel Chamfort, républicain assumé, commentait ainsi le slogan de 93 La Fraternité ou la mort ! : « Soit mon frère ou je te tue. » Rousseau avait bien vu venir la tempête, qui écrivait dans L’Émile en 1762 : « Nous approchons de l’état de crise et du siècle des révolutions. » Marc Fumaroli, en 2002 dans son Chateaubriand, Poésie et Terreur, évoque ces hommes des Lumières, un Turgot ou un Condorcet, animés d’un optimisme absolu en un avenir meilleur « sans voir qu’une guerre civile de nature religieuse grondait depuis longtemps dans le Paris souterrain du Siècle des Lumières. »

Que ce siècle d’humanisme, de sentiment et de tolérance débouchât sur la tuerie, par l’intolérance et le mépris qu’il charriait souterrainement a déjà été démontré depuis longtemps. Mais ici, Xavier Martin en fait une démonstration éclatante, à partir du cas Voltaire, à travers une documentation surabondante, toujours bien choisie et qui emporte la conviction. C’est l’œuvre d’un historien des lettres qui instruit certes à charge, mais c’est un travail de salubrité publique, car les éditions à la gloire de Voltaire encombrent déjà les rayons des libraires et des bibliothèques. Il était temps pour la vérité que cette instruction soit menée et ce toilettage de printemps effectué. Le travail est fait, et bien fait ! Courrez vous en assurer par vous-mêmes, vous ne le regretterez pas. Et pour terminer gaiement, voici cette épigramme de « phase terminale » qui courut les rues de Paris à la mort de ce bon Monsieur de Voltaire de Ferney comte de Tournay, gentilhomme ordinaire de la Chambre du Roi, et ci-devant François-Marie Arouet :

Sans foi, sans honneur, sans vertu
Il est mort comme il a vécu
Couvert de gloire et d’infamie.

En guise de dessert, pour vous remercier de m’avoir suivi jusqu’ici, voici deux petites anecdotes rapportées par Xavier Martin, que je n’ai pas citées car elles sortaient de mon sujet, mais qui complètent bien la mentalité de notre grand tolérant :
Dans son cercle privé, Voltaire appelait son ami le roi de Prusse Frédéric, « Luc, » du nom de son singe qui l’avait cruellement mordu, et aussi parce que c’est l’anagramme de «  cul  ». D’Alembert – le fidèle ami de Voltaire – pensait que Voltaire avait infléchi ses traductions de Shakespeare pour le desservir, car son génie l’insupportait.

François-Marie Legœuil

On peut aussi lire sur un sujet connexe, en le téléchargeant gratuitement en PDF sur le site de Gallica (BNF) le passionnant et très complet Ménage et Finances de Voltaire par Louis Nicolardot – Chez Dentu et Cie éditeurs 1887 - 360 pages