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La Nuit en mer

La Nuit en Mer
Par Claude Farrère
Académicien, Officier de marine
Chez Ernest Flammarion, Collection « Les Nuits  » 1922


C’était un temps où la Turquie était L’Homme Malade de l’Europe, où les Dardanelles étaient un enjeu de crises internationales à répétition, où les Puissances mouillaient leurs navires en rade de Stambul qui ne s’appelait plus Constantinople, mais pas encore Istanbul… Bref, nous sommes en 1902, sur le Vautour, petit croiseur à vapeur français de 1.200 tonnes, où le jeune enseigne Claude Farrère fait ses premières classes. L’intérêt de ce petit livre, c’est tout d’abord de ressentir presque physiquement l’immensité de cet espace intergalactique qui sépare notre temps de l’univers de Farrère et pourtant je suis né en 1942 soit quarante ans à peine après cette fameuse nuit.

C’est une époque où la radio n’existe pas : on communique avec le ministère par des «  câbles chiffrés » ; pas de sonar : on estime la profondeur à « la ligne de sonde plombée  » ; pas de GPS pour calculer la distance parcourue : on largue un loch et on compte les nœuds ; on fait le point au soleil le jour, à la Polaire la nuit ; pas de radar : la nuit, on double les vigies. Ce qui nous vaudra cette fameuse nuit de tempête – d’où le titre – où pour franchir du détroit des Dardanelles par une nuit déchaînée, sans lune, on attachera le jeune officier au bout d’une vergue qui déborde le navire de plusieurs mètres et plonge la vigie dans la mer à chaque roulis, avec mission de percer la brume de ses yeux de lynx pour apercevoir le fameux phare d’Europe : « Commandant, je crois que je vois le phare d’Europe. Là par bâbord… - Si c’est le phare d’Europe, nous avons dévié à droite. Il faut vite, vite… - Attention à la barre ! À gauche, quinze, vingt ! … - Et par tribord, haut dans la brume, quelque chose d’énorme et d’indistinct : la montagne d’Anatoly-Kavak, avec les ruines génoises qui la couronnent… Anatoly-Kavak disparaît. Roumely-Kavak, en face, disparaît de même. Nous courons, aveugles, dans le petit jour blême et bouché…  »

Et encore plus incroyable et lointain : en 1902, alors que la tempête anticléricale bat son plein, on dit encore la prière en commun sur les navires de guerre de la République radicale : « Cap’taine, c’est l’heure du branle-bas. – Soit, Branle-bas ! – Clairons, vif tumulte. On court. On se rassemble, on s’aligne. – Garde-à-vous ! Clairons encore. – La prière ! – On fait encore la prière sur les vaisseaux de France, l’an 1902. Un timonier de bonne volonté récite : Notre Père… et Je vous salue Marie… les hommes écoutent, en rangs le long des bastingages, face en dedans. C’est bref. – Pardonnez nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés… Et vivement, je réplique : – Les punitions… 223, Conan : deux jours de police simple, pour avoir chaviré sa baille sur les pieds du maître de quart… Et 715, Marty : deux jours de prison nominale pour avoir méchamment jeté à la mer les tripes des seconds maîtres… (les tripes du bœuf abattu appartiennent à tour de rôle aux différentes tables du bord)… Réglez le service ! Tribord de quart. Face aux bastingages ! Les hamacs !  »

Eh, oui ! On règle encore la vie aux clairons et non pas avec de la musique de conserve. Et clairons au pluriel s’il vous plaît, car on ne mégote pas avec la musique sur les navires de la Royale ! On dort sur des hamacs tendus entre les coursives et bien sûr les frigos n’existent pas : on abat un bœuf de temps en temps… on plume les volailles sur le pont. Bref, on en est largement encore au temps de la marine à voiles, même si la vapeur est là : c’est la guerre de 14 qui changera tout.

Et autre intérêt, et non des moindres : lisez ce récit pour ce ton vif, cette rapidité sèche, cette élégance du style qui transforme le quotidien en œuvre d’art : une série de croquis esquissés par un de ces officiers de marine artistes comme le XIXe en a sécrété largement : Loti, Farrère, Ségalen… ou de simples matelots artistes comme de La Landelle ou même un simple plaisancier comme Tristan Corbière…

Le reste de ce court roman, presque une nouvelle, se déguste en apéritif : la visite protocolaire à Yalta de la marine française pour l’anniversaire du Tzar qui reçoit nos officiers sur son yacht le Standardt… je possède deux de ces broderies encadrées des drapeaux de l’empire russe et de la République française sur fond de torpilleurs à cheminées, soulignés en lettres d’or : "À l’amitié franco-russe" que les marins des deux flottes s’échangeaient dans les tavernes de Yalta et de Sévastopol comme on disait alors. Une délégation russe arrive à bord du Vautour : « Bien entendu, cordialité débordante. Mais stupeur mal dissimulée… - La fête de l’empereur ? … Excellente idée que vous avez eue, d’arriver en avance ! … En avance ? Ce n’est donc pas aujourd’hui ? – Non. C’est dans quatorze jours… Oh bon sang de bon sang ! Pelletan, (alors ministre de la Marine) l’hurluberlu, s’est trompé de calendrier ! Il a oublié que la Russie schismatique ne reconnaît pas la réforme du pape Grégoire… et que le 6 décembre à Yalta, correspond au 20 décembre à Paris… Bien entendu, le Tzar et les siens ont fait mine de ne s’apercevoir de rien. Ils sont gens bien élevés… » Et ce sera le retour deux semaines après avec cette fameuse nuit en mer avec tempête et franchissement de nuit des Dardanelles et au matin : « Soudain, le soleil… Et Stamboul tout entier se dresse devant nous, minarets au vent. Stamboul l’incomparable. Stamboul, qu’a fixé, pour les âges à venir, Loti… Et notre vieux pavillon, que nous tous nous saluons, tête nue, monte à la Corne, tandis que la première touche d’or du soleil illumine le croissant de la Suleïmaniehdjami. »

C’était une époque où les bateaux de croisière n’amenaient pas encore leurs 3.000 touristes sur la Corne d’Or, une époque où l’Orient était encore exotique, où de vastes taches blanches inexplorées marquetaient notre si vaste globe devenu si petit, une époque où l’on saluait encore «  notre vieux pavillon, tête nue, montant à la corne. »

C’est bien loin tout cela, c’est cent quatorze ans en arrière, et pourtant c’est si près : à peine quarante ans avant ma naissance.

Pour toutes ces raisons, mes amis, plongez-vous dans ce petit livre et surtout ajoutez-y vos raisons personnelles de le faire.

Des raisons personnelles ?
Pour ma part, j’ai vécu ce livre comme une de ces minuscules aventures personnelles qui sont le sel de l’existence. Je l’ai trouvé, un soir d’hiver dans une chambre bien chauffée d’un vieux presbytère d’Anjou, dans une de ces «  bibliothèques de famille  » qui font mon bonheur. Voir cette description sur ce site en cliquant sur le lien suivant : De l’utilité des bibliothèques de maisons de famille

François-Marie Legœuil