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Fumée d’Opium

Fumée d’Opium
Par Claude Farrère
Chez : À L’atelier du Livre 1932

Jolie édition des années 1930, beau papier, belles marges... ; j’ai passé ma nuit à le lire et découvrir Claude Farrère que je ne connaissais que de nom. Quelques semaines plus tard, à la prise de commandement d’un de mes gendres marin, j’étais placé à table à côté d’un amiral en retraite, grand lecteur, bibliophile et écrivain lui-même. La conversation roula sur Farrère et ses collègues écrivains, Loti, Segalen... On évoqua Tristan Corbière... et on parla de la collection « Les Nuits ». Il m’en vanta les contributions de Kessel, Mac Orlan, Francis Jammes, Maurice Magre et même, à ma surprise, de Frédéric Mistral. Si j’évoque cela, c’est pour souligner que tout Flâneur Textuel, tout lecteur compulsif connaît tôt ou tard un de ces moments de grâce qui enjolivent la vie.

C’est au cours de la campagne en mer Noire du croiseur le Vautour (photo ci-jointe) sur lequel il était lieutenant, que Claude Farrère écrivit dans sa petite chambre d’acier La Nuit

en mer, (couverture ci-contre) et qu’il termina également une nouvelle qui deviendra Fumée d’Opium. Il s’agit d’un petit texte tout à fait curieux où Farrère explique que l’opium est certes un poison, mais qui serait, d’après lui beaucoup moins nocif que l’alcool qui détruit la France en profondeur : « La pipée  » d’opium moins désastreuse que l’alcool ? Ces réflexions l’amènent à comparer le « Chinois si sain au Breton si dégénéré » par l’alcool. Il estime qu’il conviendrait de ne pas interdire l’opium - mais pas le recommander non plus - car le fumeur d’opium ne supporte pas de boire de l’alcool. Quand il parle d’alcool, il en exclut bien entendu « les bons vins de France »… Légaliser – comme on dirait aujourd’hui - les fumeries d’opium ? Très actuel, isn’t it ?

Voici ce petit bijou que j’ai recopié pour vous :

Fumée d’opium (texte intégral)
sous-titres : L’OPIUM OU L’ALCOOL
PRÉFACE POUR L’ANGLAIS MANGEUR D’OPIUM

Le titre n’est pas de Musset, parait-il, mais de son éditeur. Tant mieux. Musset, d’ailleurs, avait quelque dix huit ans lorsqu’il entreprit de traduire - d’adapter serait plus exact - Thomas de Quincey. Autant d’excuses à cette version française, burlesque pour le moins, du titre de Quincey : « Confessions d’un Mangeur d’Opium ». Car notre mot ‘mangeur’ correspond bien à l’anglais ‘eater’ : Quincey ne fumait pas l’opium, il l’avalait. Telle avant lui Mademoiselle de Lespinasse. L’habitude est incontestablement occidentale. L’opium que mangeait l’amie de d’Alembert et de l’auteur des Confessions, cet opium, qu’à leur exemple, Musset crut de bonne foi, je le parierais, avoir mangé lui-même ; l’opium que Baudelaire sut travestir de vers et proses aussi magnifiques qu’extravagants... ( lui, constitue sans contredit le plus bel exemple des gens qui ont parlé sans savoir !)... cet opium-là n’a rien à voir avec la ‘Bonne Drogue’ des Chinois et des Hindous, avec le chandoo qu’on fume dans les chandookhana dans les maisons de thé.
L’opium des pipes est un « Grand Tabac », pour traduire mot à mot l’expression chinoise ; un Grand Tabac moins nuisible que le petit, je m’en porte garant. L’autre, le produit pharmaceutique des apothicaires d’Occident, est au contraire une mauvaise drogue, un poison qui ne le cède pas beaucoup en nocivité aux funèbres alcaloïdes dénommés morphine, cocaïne, nicotine et autres, lesquels sont autant de mort-aux-rats, sans plus. Veut-on des preuves ? En voici sous forme de chiffres : l’opium chinois, composé naturel d’une trentaine de substances diverses, est dosé en morphine à huit pour cent. L’opium pharmaceutique à treize. Encore ces huit pour cent doivent-ils être réduits physiologiquement à quatre ou cinq au maximum, de par la teneur en thébaïne assez forte ; et la thébaïne est un admirable antidote contre la morphine, Il y a d’ailleurs bien plus...

Fumer une pipe, ou plutôt une pipée, qu’est-ce ? Aspirer d’un bout à l’autre de son haleine, une longue bouffée d’opium que les poumons, bon gré mal gré, doivent expirer sitôt que le souffle leur manque. De cette fumée, prise ainsi, puis ainsi rejetée, que reste-t-il dans le corps du fumeur ? Un dixième tout au plus des substances plus ou moins nocives qu’elle transportait. Et qu’est-ce qu’une pipée ? Une boulette d’opium lourde d’à peine cinquante centigrammes ; en d’autres termes, deux ou trois centigrammes de morphine édulcorée de thébaïne. Deux ou trois centigrammes dont deux ou trois milligrammes seront retenus par les poumons. Vingt de ces pipées n’équivalent pas comme effet nuisible à la plus faible piqûre de morphine. Trente feraient moins de mal qu’un gramme mangé de cet opium français ou anglais, de cet opium des pharmaciens dont Quincey absorba, prétend-il, trois cent vingt grains par jour, sans accident définitif. Trois cent vingt grains : dix-huit grammes à peu près ; dix-huit grammes, l’équivalent de cinq ou de six cents pipes à fumer quotidiennement. Combien ? Cinq ou six cents pipes ? À fumer quotidiennement ? Mais la journée n’a que vingt-quatre heures ! Et je mets au défi le boy annamite ou chinois le plus expert de rouler, de cuire et de coller plus de douze pipes à l’heure. (J’ai personnellement connu les boys du Maréchal Sou, vainqueur de Lansong. Ils n’allaient pas plus vite. Et le maréchal savait ce que fumer veut dire.) Dix pipes à l’heure est une belle moyenne. L’homme qui fumerait donc tout le jour et toute la nuit, sans travailler, sans manger, sans dormir, ne porterait pas deux cents fois son bambou à sa bouche. Un fumeur ordinaire fume ses quinze ou vingt pipes qui valent trente ou quarante cigarettes de caporal.
Et voilà pour la prétendue funeste passion de fumer.

Telle que nous l’a décrite Thomas de Quincey, telle que Musset s’en est fait le propagateur et Baudelaire le critique gauleur de noix, l’habitude de l’opium est une toute autre chose, et cette chose peut être redoutable, je n’en disconviens pas. Mais cette habitude-là épouvanterait n’importe quel Chinois. Et cependant, au temps lointain que les romantiques brandissaient leur opium occidental, leur opium des mangeurs, comme une menace sur la tête de la société, nul ne s’en préoccupa jamais, nul jamais ne prit pour un danger social ce qui ne pouvait, en effet, jamais être que la manie de quelques névrosés.

Par contre, aux temps plus proches que la fantaisie de quelques marins, admirateurs de la Grande Nation Centrale, rapporta d’Extrême-Orient le fourneau, l’aiguille et la lampe - les trois Trésors de la Sagesse - une houle de protestations souleva l’opinion publique admirablement absurde. Il ne s’agissait pourtant plus cette fois d’un danger, même minuscule. Rien n’était plus anodin que l’habitude extrême-orientale. Mais anodin pour l’intérêt public, et non pour tous les intérêts particuliers ! De ces intérêts, il en était un (d’ailleurs fort contraire à l’intérêt public) que la Fumée noire (au naturel, elle est gris perle) menaçait de redoutable façon : l’intérêt particulier des cafetiers, débitants, distillateurs, bistros et mastroquets de toutes classes et de tous ordres. L’opium, en effet, interdit l’alcool : le fumeur habitué à tirer chaque jour sur ses nattes une demi-douzaine d’humbles pipées (l’équivalent d’une piqûre de morphine par semaine) prend en horreur apéritifs, digestifs et autres boissons liquides. Le thé tout seul, le vin de France, à la rigueur, trouvent grâce devant son palais hypersensible. Les fumeurs d’opium ne vont pas au café. Ne pas aller au café dans la France du vingtième siècle est un crime irrémissible. Nous ne sommes pas les États-Unis pour proscrire le whisky et permettre le chandoo. Frisco, sans doute, à notre goût français, est une ville barbare et de petit avenir. On y fume et l’on n’y boit pas !

Ne serait-ce que pour protester une fois de plus contre la toute-puissance des empoisonneurs publics de la France : fabricants, marchands et débitants d’alcool, je m’estime fier d’avoir été appelé à l’honneur de préfacer cette œuvre de prime jeunesse d’un poète illustre entre les plus illustres, du plus poète peut être de tous nos poètes ; et à tous gens de bonne foi qui ouvriront ce livre avec des yeux neufs, je dis : « Lisez hardiment et souvenez-vous que cela ne fait pas de mal ! » Cela ne fait pas de mal, mais… cela fait-il du bien ?
À franc parler, non. Du fait qu’un poison est moins poison qu’un autre poison, du fait même qu’il est poison très peu, – moins encore, je le répète, que ne sont les scaferlati de l’officielle Régie française, - il ne s’ensuit pas que ce poison soit une drogue salutaire et fortifiante. Je n’irai pas si loin que de le prétendre. L’opium fumé guérit bien les dyspeptiques et améliore sensiblement les tuberculeux, cela oui : tout médecin de bonne foi (s’il en était) serait le premier à en convenir. Mais l’opium, même chinois, n’est très recommandable ni pour le foie, ni pour le cœur ; et je confesse loyalement qu’il est redoutable au système nerveux. Bref, si vous n’en avez jamais pris, je ne vois pas qu’il vous soit recommandable d’en prendre. Au temps que je fumais, moi qui écris, au temps que je fumais et que je me portais mieux certes qu’aujourd’hui - il y a six ou sept ans que j’ai dit adieu à l’opium ; - au temps que je fumais, je me suis toujours fait scrupule de mettre une pipe entre les mains d’un néophyte. Les néophytes, d’ailleurs, apprenaient fort bien à fumer sans moi. Car ils apprenaient...
Rien pourtant ne les forçait à apprendre.
Qu’est-ce donc à dire ?
Peut-être bien ceci : qu’il est difficile aux hommes de traverser d’un bout à l’autre le désert de la vie sans choisir pour compagnon de voyage quelque habitude plus ou moins inoffensive, mais bonne à nous distraire des menus soucis quotidiens. Qu’on le veuille ou non, les quatre-vingt-dix-neuf pour cent des hommes ont de ces habitudes, qu’elles s’appellent tabac, alcool, opium, ou tout ce qu’il vous plaira. II semble que l’imperfection humaine soit telle que nous ne puissions pas nous résoudre à regarder la vie en face, sauf à travers le brouillard factice d’une quelconque fumée. S’il en est ainsi, le problème à résoudre change singulièrement d’apparence. Il ne s’agit pas de juger que telle ou telle drogue, telle ou telle distraction, tel ou tel dérivatif, est tant soit peu poison, il s’agit seulement d’apprécier s’il est poison plus ou moins que telle ou telle autre drogue, telle ou telle autre distraction, tel ou tel autre dérivatif. Il ne s’agit plus de savoir si l’opium est nuisible au fumeur, il s’agit de savoir s’il l’est plus ou moins que l’alcool, s’il l’est plus ou moins que le tabac. Pour le tabac, la question n’a d’ailleurs aucune importance : l’opium et le tabac ne sont pas inconciliables ; une de ces deux manies n’exclut pas l’autre. Mais pour l’alcool, il n’en va pas du tout de même.
Je répète ici ce que j’ai dit tout à l’heure, car on ne saurait trop le répéter : l’opium exclut l’alcool et le supprime net, comme d’ailleurs l’alcool exclut l’opium et le supprime pareillement. Ce sont deux adversaires entre lesquels il y a haine et guerre à mort. Où l’un avance, l’autre recule, où l’un paraît, l’autre disparaît. Le fumeur ne boit pas. Il ne peut boire ; pour lui, toute boisson forte est un dégoût, une répulsion. Il ne s’agit pas ici d’une opinion, mais d’un fait.
L’opium ou l’alcool, voilà ce fait.
L’opium et l’alcool, non. Jamais. Et cela dit, inutile d’insister sur cet autre fait que la drogue chinoise est un bienfait comparée à la drogue des ivrognes. Cela n’est pas un théorème, mais un axiome : le fumeur, en effet, n’est jamais ivre ; l’opium n’ôte pas la raison, ni peu ni prou. Bien au contraire, le fumeur n’est jamais furieux ; il ne bat femme ni enfants. Le fumeur, enfin, peut, s’il exagère son vice ruiner sa santé propre : il ne ruinera pas celle de ses descendants.
Car l’alcoolisme est tare héréditaire, et tel être humain qui n’a jamais bu n’en est pas moins souvent marqué du stigmate mortel de la dégénérescence congénitale.
Tel pauvre petit qui ignore le gin, et qui ignore l’eau-de-vie, n’en connaît pas moins sinistrement le rachitisme, les lésions cérébrales, l’aliénation mentale même. Allez vous promener en Bretagne ! et regardez ce que l’alcool a fait de la plus robuste de nos races françaises : un débris ! Allez en Chine, et regardez la robuste descendance de ces fumeurs prétendus abrutis par leur fumerie !
Qu’on le veuille ou non, nos lois françaises contre l’opium et pour l’alcool sont des lois de suicide national.
Ah ! Que vienne, vienne l’opium sur nos rivages, puisqu’il en pourrait chasser tous les poisons multicolores de cet assassin de la France : le tenancier de vins et liqueurs, le marchand de stérilités, d’abrutissements, de démences et de mort.

Achevé d’imprimer le Premier Mars mil neuf cent vingt
par l’Imprimerie Artistique "Lux", à Paris
pour Edouard Joseph, Editeur.

François-Marie Legœuil