Accueil

Les confidences d’un balcon avignonnais

Si vous avez cette charmante habitude de flâner dans Avignon le nez en l’air pour mieux vous imprégner du décor - habitude que le ministère de la Culture devrait rendre obligatoire - vous ne pouvez manquer de remarquer les jolies ferronneries de ces balcons :

Prenez votre temps, car ces balcons sont bigrement bavards ! Du moins, avec moi car il faut savoir les prendre… Sortez vos petites jumelles de théâtre - que tout flâneur se doit d’emporter avec lui - et regardons de plus près le balcon de la « maison aux ballons » 18 rue Saint-Étienne :


« Bon sang ! Mais c’est bien sûr ! » comme disait naguère le commissaire dans les séries télévisées : Ce sont des montgolfières ! Des montgolfières à Avignon ? Écoutons plutôt le balcon.

Nous sommes au XVIIIe siècle, rue Saint-Étienne, un quartier bouillonnant, grouillant d’activité en bordure du port fluvial, avec ses échoppes de menuisiers, de cordiers, de charretiers. En 1780, Avignon comptait 27 imprimeurs dont les livres étaient exportés en contrebande vers le Royaume de France : il suffisait de passer le pont…notamment des livres protestants interdits en France et édités ici, en terre papale, revêtus de fausses adresses en Hollande ou à Genève…

Qui dit imprimeur, dit papier, et les papetiers y ouvrent bureaux et succursales. C’est justement le cas de Pierre Montgolfier, papetier à Annonay en Ardèche depuis presque deux siècles, à la tête de 11 enfants et de 300 ouvriers. Joseph, le second fils, passionné de chimie, de physique et de mathématiques en est le directeur technique… son père l’envoie ouvrir un bureau commercial à Avignon. Nous sommes en 1780, Joseph a 42 ans et en profite pour s’inscrire à l’Université d’Avignon où il décroche ses diplômes en théologie et en philosophie.

C’est l’époque de l’Encyclopédie où chacun se pique de science. Justement, à l’Université d’Avignon, Joseph Galien - dominicain et professeur de théologie - vient de publier chez Ignace Fez imprimeur Rue de la Bancasse (cette rue où j’habite...), en 1735 un «  Mémoire sur la formation de la grêle  » suivi d’un «  Amusement Physique et Géométrique sur la possibilité de Naviguer dans l’Air à hauteur de la Région de la Grêle »…

L’étudiant avignonnais Joseph n’a pu manquer de le lire… Il séjourne à ce moment, précisément 18 rue Saint-Étienne à Avignon chez un de ses clients papetier et ami. C’est le soir, devant un verre de Porto, ils discutent du siège de Gibraltar que les Anglais occupaient et qu’assiégeaient les Français et les Espagnols. Joseph s’amusa à dire à ses hôtes : imaginez un navire aérien qui atterrirait sur le Rocher en débarquant nos troupes… tout en parlant, il faisait sécher sa chemise dans la cheminée de ses hôtes, quand soudain, gonflée d’air chaud, elle s’échappa de ses mains et se mit à monter dans l’âtre : ce fut pour lui ce que la pomme fut à Newton. Le lendemain, il construisit une grosse boîte carrée avec du taffetas et du papier d’un mètre cube environ, et dans le jardin, la mit au-dessus d’un brasero et devant les assistants enthousiastes, ce premier engin volant rudimentaire s’éleva d’une bonne vingtaine de mètres. Sur le champ, Joseph le baptisa « aérostat »…

Quelque temps plus tard, il réitéra avec un nouvel aérostat - sphérique cette fois - dans la cour d’honneur de l’Hôtel particulier des Villeneuve-Martignan, l’actuel Musée Calvet, puis il fit un nouvel essai à Annonay en décembre 1782.

Voici, en toute confidentialité, le secret de sa fabrication : « Ils la firent (la montgolfière) en plusieurs pièces en toile d’emballage revêtue intérieurement de trois doublures de papier cousues ensemble. À savoir, un dôme et trois ceintures dont celle du milieu était la plus large. Les pièces s’attachaient ensemble par mille huit cents boutonnières. L’extrémité inférieure était terminée par quatre tringles de bois de huit pieds chacune qui, se joignant par les bouts, formaient une ouverture de soixante-quatre pieds carrés, plusieurs cordes, partant du haut du dôme et attachées tout du long, contribuaient à la solidité...
Le premier jour pris pour l’essai, les inventeurs furent contrariés par un grand vent et, peu accoutumés à la manier, craignant d’ailleurs de la perdre, on ne la laissa s’élever que de trois ou quatre cents pieds (120 mètres), ayant toujours la précaution de la faire retenir par quatre hommes robustes. Le même essai fut répété ; mais on donna un peu de jeu au globe en laissant couler les cordes. Deux des personnes qui le retenaient, dans l’étonnement que leur causèrent les effets de la nature, cessèrent de le retenir : il enleva les autres à deux ou trois pieds (3 m) de terre ; et, comme ils ne se trouvaient pas disposés à faire le voyage en l’air, ils lâchèrent aussi leur corde. Le globe, livré à lui-même, parcourut un espace d’une demi-lieue en longueur et d’environ mille toises (deux mille mètres) en hauteur perpendiculaire » :

Puis le 19 septembre 1783, ce fut l’apothéose : à Versailles devant Louis XVI et sa Cour, un aérostat en coton collé entre deux feuilles de papier, mesurant 18 m de haut sur 13 m de large et pesant 400 kg. Il se nomme « Le Réveillon  », car son ami Jean-Baptiste Réveillon, directeur de la Manufacture royale de papiers peints l’a entièrement décoré : un fond bleu azur aux chiffres du roi – deux « L » entrelacés et dorés. Saluée d’un coup de canon, la nacelle avec un mouton, un canard et un coq s’élève de 600 m et parcourt trois kilomètres… jusqu’à Vaucresson :


C’est ainsi, me dit le balcon, qu’avec mes ferronneries je suis désormais le dernier témoin de cette aventure extraordinaire qui fit de la cité des Papes le berceau de la conquête des airs.

Et comme la nuit tombait, le balcon s’endormit.

La semaine suivante, mon balcon, à nouveau en pleine forme, me conta les nouvelles expériences de Joseph. Quelques mois plus tard, le lendemain de Noël, les frères Montgolfier passaient la journée à l’Université de Montpellier : Joseph y faisait, devant un public savant et amateur de science une conférence sur ses expériences de navigation aérienne dans le grand amphithéâtre bondé… après le déjeuner, tout ce beau monde savant accompagné par toute la société brillante de la ville était convoqué au pied de l’observatoire de Montpellier, situé sur la terrasse de la seule tour des anciens remparts que l’on avait préservée de la démolition pour la consacrer à l’astronomie.

Toutes les têtes étaient levées vers la terrasse, depuis laquelle le physicien montpelliérain Louis Sébastien Lenormand contemplait cette foule élégante et bruyante qui venait le voir exécuter une expérience aussi scientifique qu’aventureuse, aussi surprenante que dangereuse : il allait se jeter dans le vide, muni d’un engin de son invention qui devait, disait-il, lui permettre de tomber en douceur. « Je fais un cercle de 14 pieds (4 mètres) de diamètre avec une grande corde, j’attache tout autour un cône de toile dont la hauteur est de six pieds. Je double le cône de papier en le collant sur la toile pour le rendre imperméable à l’air. Ou mieux, au lieu de la toile, j’utilise du taffetas recouvert de gomme élastique. Je mets tout autour du cône des petites cordes qui sont attachées par le bas à une petite charpente d’osier et forment avec cette charpente un cône tronqué et renversé. C’est sur cette charpente que je me place. Par ce moyen, j’évite les baleines et le manche qui feraient un poids considérable. Je suis si sûr de risquer si peu, que j’offre d’en faire moi-même l’expérience, après avoir cependant éprouvé le parachute sur divers poids pour être assuré de sa solidité. »


L’expérience fut un succès : il appela cet engin - « parachute » - sur le modèle du mot paratonnerre inventé quelques années plus tôt par l’américain Benjamin Franklin et expliqua que le parachute permettrait désormais aux personnes surprises dans l’incendie de leur maison de ne pas hésiter à se jeter dans le vide.

Revenus à Avignon, les deux frères Montgolfière voulurent refaire l’expérience, car ils pensaient à juste titre qu’au-delà l’utilité pour se sauver d’un incendie, l’avenir du parachute se trouvait plutôt lié aux futurs voyages aériens.

Jean Anglade nous raconte :

« Dans les jours qui suivirent, il agença avec M. de Brantes non point un parasol à baleines, mais une demi-montgolfière, c’est-à-dire un hémisphère en toile de soie florentine de huit pieds de diamètre, auquel était retenu par douze cordes un fort panier d’osier. Leur pensée était d’y installer un mouton et de jeter le tout d’une certaine altitude. Ils choisirent la tour Campane du palais des Papes, haute d’environ cent vingt pieds sur la place, après en avoir demandé l’usage au vice-légat. Les voici donc se hissant tous deux jusqu’au sommet par le large escalier de bois, le marquis portant la toile et le panier, Joseph coltinant sur ses épaules, comme saint Jean-Baptiste, le mouton qui bêlait de détresse. Ils arrivent sur la terrasse, reçoivent en plein visage le maestral (le Mistral) qui est la respiration du comtat, goûtent un moment la splendeur du paysage : la ville aux toits rouges, ses rues, ses églises, ses remparts ; les deux bras du Rhône chargés de barques ; l’île Barthelasse tout en vignoble ; le pont Saint-Bénezet depuis longtemps rompu, de sorte qu’on traverse le fleuve en amont, sur un bac à traille, câble de chanvre goudronné retenu par deux bigues plantées dans le roc ; et, plus loin, le rocher des Doms, Villeneuve et sa chartreuse, la plaine veinée de canaux, riante de cultures, découpée par des paravents de cyprès. Le bruit de leur expérience s’est répandu : des centaines de badauds occupent la place, le nez en l’air. On installe le mouton dans son panier, avec une poignée de foin pour la patience. Joseph fait une pelote avec l’hémisphère de soie et ses cordes, place le tout sur le parapet et le jette devant lui, aussi loin qu’il peut, afin de le tenir à distance des murs. Pendant quelques secondes et environ la moitié de la hauteur, le paquet tombe comme une pierre. Mais l’air, s’étant faufilé sous la calotte avec l’aide du maestral (Mistral), finit par l’ouvrir brusquement et entièrement. Si bien que la seconde moitié de la descente s’accomplit en douceur, au milieu des acclamations de la foule. Après s’être balancé un moment entre ciel et terre, l’étrange équipage finit par toucher le sol.
Aussitôt, le mouton s’en dégage et prend la fuite. Mais les Avignonnais le capturent, le caressent, le congratulent, le remettent à Joseph redescendu par l’escalier. Il le recharge sur ses épaules, remonte au sommet de la tour Campane. Cinq autres fois, le mouton est précipité dans l’espace de la même façon. D’une fenêtre du palais, le vice-légat, monsignore Casoni, en calotte rouge, assiste aux six expériences et les applaudit.
Tandis qu’ils soupaient ensemble, l’écuyer et le marquis évoquèrent l’avenir du parachute : « Je vois à cet objet, dit Joseph, une grande utilité : en cas de détresse de sa machine, l’aéronaute pourrait en sauter et toucher le sol sans dommage.
 J’en vois une autre, dit Brantes : de même que nous avons fait tomber sur Avignon une pluie de moutons, on pourrait faire pleuvoir sur une ville ennemie une armée transportée par montgolfière.. »

Avant même son premier essai, en pensant au siège de Gibraltar, Joseph avait prévu l’utilisation militaire de sa Montgolfière. Pourtant, à part son utilisation comme poste d’observation lors de la bataille de Jemappes en 1792, et pour le transport du courrier lors du siège de Paris en 1870, il faudra attendre la guerre de 14 pour lui donner raison. Quant à la réflexion de Brantes sur le parachute, il faudra attendre la guerre de 40 pour qu’elle se vérifie.

Voilà mes amis comment la navigation aérienne fut inventée rue Saint-Étienne à Avignon et comment le Palais des Papes vit les premiers sauts de mouton en parachute...

François-Marie Legœuil 24 avril 2023